Il a neuf ans. Dix ans dans trois mois. Demain il rentre en sixième. C’est un peu jeune. Il a mal dormi. Depuis ce matin il est prostré, tétanisé par la douleur, allongé sur le canapé. Ce cauchemar de la nuit tourne en boucle dans sa tête. A moins que ce ne soit dans ses boyaux… « T’es qu’un gosse, t’as rien à faire en sixième, retourne chez les petits ».
Ça recommence… ça lui rappelle ses premières années à l’école primaire, CP, CE1… Rien à faire, il n’avait rien à dire à la classe 98. Après quelques semaines, il s’était rendu compte qu’ils étaient tous passionnés de foot, alors il s’était attelé au sujet. Et en moins d’une saison, il connaissait tous les joueurs, toutes leurs sélections, leurs heures de gloire et leurs passages à vide, chacun de leurs buts. Personne mieux que lui ne pouvait vous faire vivre le grand frisson de la première étoile. Il connaissait chaque passe, chaque feinte, chaque appel de balle, chaque envolée du public fébrile ; minute par minute il vous retraçait l’épopée euphorique vers la victoire. En revanche, pour ce qui est de ses propres performances, une bille. Jamais il n’a réussi à trouver sa place dans une équipe, courir après ce ballon, quelle hérésie et quelle galère tous ces mercredis perdus avec ses congénères qui gardaient jalousement la balle, se voyant chacun comme un futur Zidane au détriment de la moindre stratégie de jeu.
Mais le foot, c’est fini. Il a sauté une classe en milieu de CE2 ; le voilà reconnu par la haute autorité scolaire comme apte à passer à l’étape suivante et donc acceptable par la promo qui le précède et qui le séduit tant. 18 mois de tranquillité.
Mais voilà, nouvelle rentrée, changement de décor, fini le cadre protecteur de l’école primaire. Demain il rentre au collège. Et dans tous les recoins de son être, il ressent que tout va se rejouer. Certes, ils seront là Bastien, Simon, Sofiane, Nathan et même Mattéo et Gabriel. Mais noyés dans la foule des cent trente sixièmes, que restera-t-il de leur amitié ? Et s’il devenait leur souffre-douleur ? Le no-life aux petites lunettes bleues bien sages, l’éternel Monsieur Premier de la Classe ? Il faut qu’il trouve, il doit absolument trouver la clé. Le plus facile serait d’être un cancre. Mais ce n’est même pas certain qu’il y arrive. Jusque ici, sans rien donner, il a toujours été premier de la classe. Et puis quand même, il a sa petite fierté. Et pas idiot, il se doute bien que s’il veut gagner en liberté à la maison, il a intérêt à ne pas trop déconner de ce côté-là. Option deux, faire rigoler tout le monde. Sur ce plan là, il ne se débrouille déjà pas trop mal. Alors, il va y aller à fond. Ça sera peut-être un peu chaud avec les profs, mais il verra bien. Et au fond de lui, il le sait, il n’a qu’une envie, c’est exploser ! Sortir de ce corps trop jeune qui enferme un cerveau bien trop vieux pour son âge, sortir de ce cadre étouffant de la famille trop parfaite, bobo chez les bobos, trop bourrée de belles ambitions pour leur belle progéniture blonde. Rien que du très louable, mais tellement pénible, tellement ennuyeux, tellement prévisible.
Il a neuf ans et il veut vivre. Ce n’est peut-être pas de son âge, mais ça, il a l’habitude . Depuis tout petit, tout ce qu’il fait ou dit n’est pas de son âge. Et le voilà, la veille de la rentrée, tordu de douleur sur ce canapé, parce qu’il a peur. Peur de ne pas être à la hauteur de cette vie de collégien qui l’attend, de l’autre côté du trottoir. Dans l’autre arrondissement.
C’est lundi, c’est la rentrée. Dix heures – midi. Deux heures de mise au parfum. Sous son petit air frondeur et narquois « spécial copain », il n’en mène pas large. Il n’a pas oublié sa journée de la veille au fond du canapé. Ses potes sont tous là. Ils se tapent dans la main, chahutent… Ça le rassure. Ils ont beau frimer, le niveau sonore est un peu trop haut pour être naturel. Il sent bien qu’ils aimeraient tous être plus vieux de deux heures.
C’est l’appel. Un par un les noms s’égrènent. En début d’alphabet, son nom arrive vite. Rapidement, il respire, son noyau dur est dans sa classe. Bastien Simon, Sofiane. Et quelques autres qu’il a déjà croisés. Ça devrait le faire. La matinée passe à toute allure. Des tonnes d’informations, jusque-là pas vraiment de quoi s’inquiéter. Les profs en font des kilos sur l’importance de se mettre au travail TOUT DE SUITE. Et l’importance de se faire des copains tout de suite, ils en ont une vague idée ?
Midi approche, il sent son estomac se tordre à nouveau. Il en est convaincu, ses quatre prochaines années peuvent se jouer là, à midi une, à cette première sortie du collège. Ça sonne, c’est parti, il suit la nuée de moineaux qui s’envolent hors les murs. Il se tient là, avec cinq ou six autres sur le trottoir, tous un peu intimidés par cet océan de liberté qui s’ouvre devant eux, et Thomas, un peu plus aguerri par l’expérience de sa sœur aînée, lance à la cantonade : « Les gars, on fait des pâtes chez moi et après on ira faire du skate derrière l’église ! ».
Et là, sans qu’il en prenne la pleine mesure à cet instant précis, il comprend que le miracle qu’il espérait tant s’est produit. Ses potes sont toujours ses potes, mais surtout, ils lui apportent sur un plateau la réponse à toutes ses aspirations : le Skate !
En quelques semaines, il se fond intégralement dans la pratique. Obsessionnellement. Comme à son habitude. Comme à quatre ans quand il était incollable sur les dinosaures au point de baptiser son doudou Triceratops ; comme à huit ans, quand il tutoyait tous les champions du monde de foot depuis que le foot est foot ; à dix ans il embrasse et incarne désormais la culture skate. Il a enfin trouvé un défi à sa mesure et à sa portée. Besoin de personne pour pratiquer, vivre intensément avec ses potes. Bloquer ses parents dans un corner, ils ne peuvent pas l’empêcher de s’entraîner : il est dehors et il fait du sport. Un sport de sale gosse des rues ? Peut-être mais il skate derrière l’église… sous l’œil bienveillant de monsieur le Curé !
Parce qu’il ne peut plus vivre sans, il trouve l’astuce pour se faire offrir sans attendre sa première planche et s’abonner à Sugar. Les stickers envahissent les murs de sa chambre. Il mange, il dort, il respire skate. Il visionne en boucle des vidéos pour partir ensuite à l’assaut du béton pendant des heures. Il rentre épuisé, les muscles endoloris, mais empli d’un sentiment profond de liberté. Il a trouvé son espace, il a trouvé son clan. Tous mus par la même passion et la même exigence, ils se lancent collectivement dans des figures de plus en plus audacieuses et risquées. Chutes après chutes, ensemble ils progressent malgré les genoux ensanglantés et les poignets et épaules fracturés. Indestructibles, libres et égaux.
Il est skateur. Il est heureux.
Très beau texte … qui décrit avec justesse l’état d’esprit des collégiens pré-ado où la pression du groupe est plus forte qu’on l’imagine. Merci Bénédicte !
PH
J’aimeJ’aime
Merci Pierre Henri. C’est chouette d’avoir de tes nouvelles sur la publication de ce texte qui a une grande importance pour moi.
J’aimeJ’aime