Rossignol habite sous les toits, au 17 rue des Alouettes dans le 19ème arrondissement de Paris, dans un vieil appartement au plancher grinçant. Brûlant l’été, glacial l’hiver. Il a emménagé avec sa maman, il avait 14 ans. Elle était déjà bien triste et dépressive.
Une année plus tard elle s’est installée dans un fauteuil à côté de la cheminée et elle n’en a plus bougé. Rossignol avait 15 ans. Il a eu le choix de rester à côté d’elle immobile, comme un grabouilleur grisâtre ou de s’envoler. Quand on est Rossignol, quoi de plus tentant. Et c’est comme ça, parce qu’il avait décidé que chaque jour il aurait le dessus sur les turpitudes sinistres que la vie lui présentait, qu’il a eu son premier chat. Un matou énorme, cruel et d’une puanteur indescriptible. Lui, Rossignol, tout petit, mal nourri pendant six longues années de guerre, quand cette affreuse bête lui sautait dessus, il tombait à la renverse. Ça faisait marrer sa mère, immobile dans son fauteuil, qui engraissait à la même vitesse que l’horrible animal. Elle l’appelait son Pottiolo. Lui seul avait la grâce d’un regard.
Pour arracher un peu d’attention, Rossignol a inventé mille gâteries pour la bestiole à poil. Il le coiffait d’une couronne scintillante et l’emmenait faire le tour du quartier au bout d’une laisse en plume de paon. Équipé d’un livre d’or en feuilles de vigne, il invitait les passants à s’extasier sur le félin difforme et il revenait, fier, vers sa mère, lui lire les déclarations d’amour récoltées à tous vents. Elle n’en finissait plus alors de schtrapilloner le bablom. Le mieux, c’était lorsque d’une humeur particulièrement badine au cours d’une promenade, Rossignol séduisait quelques chattes en déshérence qu’il ramenait dans leur tanière perchée. Sa mère se mettait alors à glousser. Elle agitait ses bras dans tous les sens, lui envoyant quelques baffes au passage. Rossignol se retrouvait régulièrement collé au mur, étourdi, reprenant ses esprits au son des miaulements hystériques de la cour de demi-fauves toujours plus tyrannique.
C’était dur de la sortir de son apathie. Rossignol était parfois à court d’inspiration. Alors il allait voir Sosso la Banane. Une fille un peu extravagante, habillée tout en jaune, un magnifique sourire fendait son visage d’une oreille à l’autre, tous les jours, par tous les temps. Quand il promenait ses 7 chats en laisse de plume de paon, elle le reconnaissait toujours. Il se demandait bien comment elle faisait. Une mémoire d’éléphant sans doute. Mais les éléphants et les bananes, ça n’a jamais fait bon ménage pourtant… Donc, parfois c’est Rossignol qui allait voir Sosso la Banane, et elle lui donnait toujours de bonnes idées. C’est grâce à elle qu’il a inventé ce jeu : le Jadiran.
Le jeu préféré de ses maintenant 14 chats. Le principe est simple. Il trouve un pigeon qui s’appelle Jadiran. Il le nourrit outrageusement pendant plusieurs jours. Jusqu’à ce que son poids l’empêche de voler. Puis il le met au milieu des chats. Et à son signal, ils doivent lui sauter dessus pour qu’il retrouve toute sa motivation pour s’envoler. Pas compliqué. Sa mère adore ce jeu. Il lui arrive même d’applaudir quand il lui propose d’y jouer. Il se dit que ce serait bien qu’elle s’identifie au pigeon et qu’elle aussi retrouve toute sa motivation pour s’extraire du fauteuil. Mais pour l’instant, ce n’est pas encore arrivé. Et sans doute pour une raison très simple qui est que Rossignol n’a pas encore rencontré de pigeon qui s’appelle Jadiran. Ils n’ont pour l’instant fait que des parties en blanc. Difficile de se projeter dans un pigeon absent.
Tous les jours pourtant, il interroge les passants. « Vous ne connaîtriez pas un pigeon du nom de Jadiran ? » Mais la réponse est invariablement la même : non, non et non. Certains parfois cherchent à l’aider. « Jadiran non, mais j’ai croisé il y a quelques temps un Amanstiche. Ça ne pourrait pas faire l’affaire ? » Ils sont vraiment stupides les gens quand même. Proposer un Amanstiche pour remplacer un Jadiran. Mais il aurait l’air de quoi Rossignol face à ses 18 chats ? Le jeu de l’Amanstiche, ils ne connaissent pas, et sa mère encore moins !
Tiens, il y a quelques jours Dédé l’affreux épicier lui a proposé Porpiscaille. C’est son hamster. Rien à vois avec un pigeon, mais il ne le supporte plus. Rossignol est donc rentré après le déjeuner et il a proposé Porpiscaille à sa tribu. Ils étaient tous plutôt motivés, sauf sa mère. Et finalement, ils ont réussi à tous tomber d’accord. On reste sur Jadiran. Et c’est sa mère qui a pris le nom de Jadiran. Ça fait huit jours que Rossignol la gave. Là, dans son fauteuil, elle ne peut vraiment plus bouger. La partie doit débuter aujourd’hui à 14h. Il a hâte que ça commence Rossignol. C’est son anniversaire aujourd’hui, il a 102 ans. Quelle belle fête ça va être.
A lire aussi : L’extravagant
Et la consigne était : Choisissez un personnage au nom extravagant et une situation extravagante parmi ceux que vous écrits ou entendus et embarquez-vous, embarquez-nous dans une histoire extravagante. Jouez sans hésiter sur l’excentricité, le fantasque, la cocasserie, la démesure, (20’-25’). L’écriture sera stimulée par l’apparition de mots extravagants toutes les cinq minutes.
Atelier d’écriture du samedi matin : Au fil des mots et des couleurs
Un commentaire sur “Qui veut jouer au Jadiran ? ”
Les commentaires sont fermés.