Je ne sais pas trop quand cela m’est arrivé, un jour d’épuisement peut-être. Il faut dire que ce genre de choses ne m’arrive qu’après avoir franchi la barrière de la fatigue. Un état si productif dans un certain sens, mais très rare.
Très rare effectivement, parce qu’en plus de cet état de fatigue immense, il faut un déclencheur extérieur.
Je ne sais plus vraiment la date mais je sais que c’était à la fin de l’hiver, un de ces jours où le soleil a forcé le passage et vient picoter nos visages blafards. Si je ferme les yeux, je ressens encore la douceur chaude et réconfortante de ses rayons sur mes paupières. Et je me souviens avoir repris des forces à ce moment-là pour arriver jusqu’à ce rendez-vous que je redoutais tant.
Cette personne que j’allais rencontrer m’exaspérait et je savais qu’il me faudrait faire des efforts surhumains pour rester polie. Justement parce que cette fatigue agit sur mon cerveau comme un neutralisant de ma censure subconsciente. Toute ma bonne éducation peut alors s’envoler. Ma bonne éducation ou mes inhibitions ? J’hésite. Car si ces moments sont rares, je dois avouer presque honteusement, que je les bénis et m’en délecte. Docteur Jekyll et Mister Hyde. J’adore Mister Hyde.
Me voilà donc arrivée à ce fameux rendez-vous. J’ai la sensation physique que toute mon énergie s’écoule à flot par tous les pores de ma peau. Hémophile de la vitalité. Mes jambes flageolent, mon estomac est noué à en avoir des hauts le cœur, mes yeux brûlent, mes mains tremblent. Tout de l’intérieur part à vau l’eau, rien ne transparaît à l’extérieur.
La secrétaire vient me chercher, me voilà dans le saint des saints. Bureau rutilant. Pas un papier. Monsieur travaille beaucoup. Grand fauteuil en cuir, whisky, 2 verres. Monsieur travaille beaucoup. Ecran plat démesuré. Il doit tout savoir. Monsieur travaille beaucoup.
– Asseyez-vous Madame, je vous en prie. Je ne vous propose pas un whisky ?
– Non je vous remercie. Je le laisse à ceux qui en ont besoin. Ce n’est pas mon cas.
Ouille, déjà je dérape. Alors péniblement, je me rattrape.
– Quel plaisir ce soleil ce matin !
– Je ne sais pas, je suis là depuis 6h.
Un étourdissement soudain. Je m’assois. Je ne sais pas bien où. C’est à sa place, derrière son bureau que je me retrouve. J’ai oublié pourquoi je suis venue, pourquoi ce grand type m’impressionne, pourquoi je me sens écrasée lorsqu’il me toise perché sur la montagne des zéros de son compte en banque et je ne vois plus qu’un pauvre homme perdu dans le labyrinthe des cases de son fichier Excel.
Et là, assises derrière son bureau, je le regarde longuement, intensément. Interloqué il me fixe ; il comprend dans mon injonction silencieuse qu’il doit s’asseoir à la place qui aurait dû être la mienne et se met à parler, parler, parler. Un discours fleuve ou il raconte sa vie, son ascension, ses parents, ses enfants, ses collaborateurs, sa secrétaire, sa femme, son associé, son banquier, ses amis ou ceux qui prétendent l’être. Sa solitude.
Je n’ai rien dit. Il a fini. Je ne dis rien. Il me sourit. Je ne dis rien.
– M’accepteriez-vous dans votre projet ? je vous l’ai dit, je ne suis rien.
Il m’offre le pouvoir de décider.
Je suis fatiguée. Immensément fatiguée. Que j’aime cette fatique.
Et la consigne était : Tirage au sort d’un Incipit. A chacun de de poursuivre, raconter la suite, ce qui se passe, se joue. Quel climat, quelle ambiance, quel univers déclenche en vous cette phrase ? Où est-on ? De quoi s’agit-il ? Que se passe-t-il ?
Atelier d’écriture du samedi matin : Au fil des mots et des couleurs