Camille, fais attention !

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Atelier d’écriture 329 Bricabook – Photo Aaron Lee 

Camille, fais attention !

Là, c’est sûr, elle va gagner. Pour l’instant, elle profite tranquillement du clapotis des vagues qui agitent son canot sous ses fesses en se rafraîchissant le bout des doigts. Elle peaufine sa stratégie. Elle se réjouit d’avance du résultat. Il va être vert de jalousie Arthur.

Elle s’appelle Camille. Elle a quinze ans. Depuis six mois elle fait une compèt avec son pote Arthur. Elle l’adore Arthur. Il a un peu plus de deux ans de moins qu’elle, mais tous les deux ils se comprennent, vachement bien même. Ils se sont connus sur Internet, grâce à un jeu en réseau d’heroic fantasy. Dès qu’ils peuvent, ils se connectent et poursuivent leur partie.

Elle se souvient très bien du jour où il a débarqué dans le jeu. Elle était en pleine forêt tropicale, dans une immense allée bordée par un mur de végétation épais et sinistre, poursuivie par des créatures affublées d’une tête aux deux extrémités du corps. Il était là, posé au bord du chemin attendant on ne sait quoi, regardant passer les joueurs les uns après les autres. Au début, il observait ; c’était évident que chacune de ses actions était très mesurée. Comme s’il procédait par tests successifs, pour mesurer toutes les conséquences de chacun de ses mouvements sur son personnage et sur le déroulement de la partie, comprendre les mécanismes de réaction de chaque avatar. Petit à petit, il a commencé à se montrer un peu plus audacieux., jusqu’à devenir une vraie tête brûlée. Il osait tout, et s’en sortait toujours… de quoi déchaîner contre lui la rage de vaincre de tous les autres joueurs !

Camille, ça lui a donné envie de lui parler, pour de vrai. Elle lui a d’abord proposé qu’ils fassent équipe. Il a tout de suite dit oui. A son avis, c’est qu’il était flatté, parce que très modestement, elle pense qu’elle se débrouille plutôt bien. Très vite leurs conversations ont dérivé. Il lui disait que ses parents étaient fatigants, ils avaient peur de tout. Alors il s’amusait à leur faire des frayeurs. Incroyable, parce que chez elle, c’est pareil ! Ses parents la saoulent. Camille, fais attention, fais attention, fais attention… Elle n’en peut plus de leur rengaine.

Du coup, Arthur et Camille se lancent des défis ; dans la vraie vie. Ils les exécutent et se racontent ensuite leurs exploits. Ils ont mis au point une échelle de notation et quand ils en réussissent un, ils le notent. Mais, précision importante, un défi, pour eux, ce n’est pas juste fumer un pétard ou deux en cachette. Parce que ça, ils trouvent ça simplement débile ; ça ramollit le cerveau au point de n’être même plus capable de savoir ce que c’est un défi. Un vrai défi, par exemple, c’est quand la mer est déchaînée et qu’ils vont se baigner dans les vagues de grande amplitude, quelque chose comme trois mètres, alors que l’hélico est déjà intervenu trois fois pour des sauvetages. Ça, Camille l’a fait. Et ce jour-là, il n’y a pas que ses parents qui ont eu peur. Camille n’en menait pas large non plus. Mais elle est revenue sur la plage sans l’hélico, sinon c’était zéro point. C’est à peu près certain qu’elle ne recommencera pas de sitôt. Mais elle a gagné cent points avec ce défi là !

Aujourd’hui, nonchalamment allongée dans le bateau pneumatique de son petit frère, Camille savoure la victoire qu’elle sent toute proche. Le défi qu’elle s’apprête à relever est le plus flippant qu’elle n’ait jamais tenté. Un coup à 500 points. Elle va approcher de la falaise par la mer, stabiliser l’embarcation pour attraper le rocher, puis elle escaladera la falaise à l’aplomb de la mer. Et quand elle sera à une quinzaine de mètre au-dessus de l’eau, elle fera le plus beau plongeon qu’elle n’ait jamais réalisé. Le plus grand risque, c’est de ne pas plonger assez loin, la profondeur est faible au pied de la falaise. Il faut simplement qu’elle prenne assez d’élan pour s’éloigner de la paroi quand elle s’élancera dans le vide. Mais Camille sait qu’il n’y a aucun problème, elle va réussir, comme toujours. C’est pour ça qu’elle a demandé à son petit frère de venir avec elle. Pas pour ramer, non, mais pour la filmer. Ce soir elle enverra son film à Arthur. Il n’aura pas d’autre choix que de lui répondre et de la déclarer gagnante. Ça fait un mois qu’elle n’a pas de nouvelle de lui. Elle est sûre qu’il est vexé parce qu’elle a dix points d’avance. Il doit être en train de chercher comment lui passer devant. Il lui a dit qu’il avait un plan mais elle n’en sait pas plus. Il faut qu’elle le batte à plate couture avant qu’il ait eu le temps d’exécuter son idée qui sera forcément géniale, le connaissant.

Ce que ne sait pas Camille, c’est qu’Arthur ne pourra jamais reconnaître officiellement sa défaite. Ce sera sans doute très frustrant pour Camille, mais c’est comme ça. Arthur s’est cru plus fort que Camille et il y a laissé sa peau. De là où il est aujourd’hui, il la regarde et donnerait n’importe quoi pour qu’elle l’entende quand il hurle « Camille, fais attention ». Mais tout le monde sait que l’expérience des uns…