Si tu crois que personne ne t’aime, invite des amis à dîner. Une belle tablée de huit personnes pour samedi soir prochain. Et commence à cuisiner dès le dimanche qui précède. Une belle orgie en perspective, composée des mets les plus fins et aussi les plus riches. Tous savent que tu es une excellente cuisinière ; on se bat pour être invité à ta table. Dimanche, tu composes le menu. Lundi, tu fais confire la volaille, mardi tu cours au marché pour composer le plateau de fromage. Mercredi c’est le tour du vin. Jeudi, commence la fricassée de petits légumes et vendredi attaque-toi au sorbet qui accompagne l’entremets. Samedi, vite un tour chez le fleuriste pour une table digne de l’Elysée. Isabelle et Laurent, les plus snobs, apprécieront. Sophie et Bertrand lèveront les yeux au ciel, tu en as encore trop fait.
19h55 – Tu es prête, ils arrivent dans quelques minutes.
20h30 – Toujours personne.
20h45 – Les réponses à ton SMS tombent les unes derrière les autres. « Désolée, tu n’avais pas confirmé. Impossible… » « dommage » dans le meilleur des cas.
21h00 – Tu sors dans la rue, tu erres un instant, descends dans le métro… en quelques secondes tu trouves le prétexte pour interpeller le musicien « Venez m’aider s’il vous plait… Il n’y en a que pour quelques minutes à déplacer le canapé derrière lequel est tombée ma clé. J’en ai besoin. Il me la faut. C’est important. S’il vous plait. »
Il remonte avec toi. Zut, pas de clé derrière le canapé. « Vous prendrez bien un verre, n’est-ce pas ? Et une pistache ? et ma petite volaille confite, elle ne vous tente pas ? » Rien, rien à se dire, vraiment. Ils ne sont pas tous passionnants les musiciens. Peut-être qu’il est timide. Très timide. Ou peut-être qu’il ne te trouve pas passionnante non plus. C’est possible. Il doit partir, il a rendez-vous avec un ami un peu paumé qui l’a aidé, un jour. Il lui doit bien ça. Qu’il vienne son pote. Quand il y en a pour huit il y en a pour trois, vous ne croyez pas ? Encore un effort, encore une bouchée, encore une anecdote du quartier… Enfin le voilà ! Flanqué de sa petite copine, sapée comme une princesse. Une marguerite piquée dans son grand chapeau, une poitrine généreuse trop à l’étroit dans son chemisier de tergal rose, une jupette qui découvre ses fines gambettes qui s’allongent et se prolongent par des escarpins à faire pâlir Lauboutin. Bouteille de vin à la main, la voilà qui répand son précieux élixir sur le tergal mal boutonné. Elle pue, comme quelqu’un qui a passé quelques temps dans la rue. Et maintenant elle t’embrasse comme du bon pain avant de commencer son long discours qui n’en finit plus. Et Trump, et Poutine, tous des cons, il est ou le grand Jacques, lui au moins, il savait vivre ! Comme toi, qui est là, avec tes bras ballants sans savoir quoi, et pourtant, toi, ta maison elle sent bon, on a chaud, et tu trinques, tu nous aimes, tu nous as fait un bon dîner.
Et tu trinques, tu trinques encore au bon vieux temps, au musicien du métro, à leurs potes, à la vie, à l’amour, à la guerre, comme à la guerre, et au reste, et à toi, et à moi, et à tous… Emportée par son débat à une voix, l’amie tergal ouvre la fenêtre et interpelle la lune qui aimerait bien nous rejoindre, elle en est sûre. Mais voilà, elle est coincée là-haut depuis bien trop longtemps. Ankylosée au point de ne plus pouvoir bouger.
Attirée par tout ce foin, la voisine bien veillante pointe son museau. Qu’on lui serve donc un petit verre. Dans un coin de la pièce, tu es au spectacle, tes yeux roulent de l’un à l’autre. Les surprises de ta vie. Mais là tu l’inquiètes la voisine, bien curieuse et toujours bien veillante. Elle a bien envie de te dire qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond. Mais tu ne la vois pas. Ils t’ont droguée c’est sûr et maintenant tu es prise en otage. La voilà bien, elle voulait juste boire un verre elle ! Rien de plus. Un tout petit verre, c’est pas bien méchant un samedi soir… Ni une ni deux, elle envoie un SOS lourdement argumenté par la photo de la chemise en tergal. C’est pour te sauver. Facebook, Instagram, Twitter, linkedin, te voilà taggée, complètement cernée. « Elle est aliénée, venez m’aider ! », c’est au 25 rue des petites folies, c’est à Paris.
Il est maintenant 23h et tu ne comprends pas, et de moins en moins, comment ton dîner ouvertement ignoré trois heures plus tôt est en si peu de temps dévoré par une centaine d’amis, vagues connaissances ou vrais inconnus, chez lesquels une vague rumeur a tout d’un coup réveillé une âme héroïque. Venez la sauver ! C’est au 25, rue des petites folies, c’est à Paris. Tu trinques et trinques encore, à la rumeur, au chaos, aux héros et Dieu sait quoi encore. Ta cave est vidée, finis la volaille et les petits légumes, les cocottes de pâtes s’enchaînent à plein régime. T’es qui toi ? Et toi, t’es qui aussi ? C’est une orgie, il est temps de chanter, mais notre amie rose tergal n’a plus de voix. Et bien dansez maintenant, clame la voisine.
2h du matin – La maréchaussée attirée par la clameur qui s’élève dans la nuit vient faire sa pause chez toi. C’est syndical et c’est tant mieux. Pour une fois, personne ne s’est plaint. Ils sont bien sympas nos petits gendarmes. Voisinage exemplaire, bravo ! Une telle bonne nouvelle, ça se partage dites-moi ma bonne dame. Et c’est reparti chez nos amis digitaux…
5h- Tu te couches, béate. Tout le monde est parti. Le grand nettoyage de printemps est achevé. Merci les amis, vous avez bien mangé, bien bu, plus une miette ne traîne, plus une goutte ne tâche. Juste encore une croûte pour le moineau sur le bord de la fenêtre.
Midi dimanche – Tu te lèves et tu écoutes ton répondeur. Isabelle, agacée « Tu es quand même gonflée, pourquoi tu n’as pas confirmé ? Ça avait l’air sympa cette petite fête quand même ».
Sans regret.
Et la consigne était : Un dinenarrable…
Atelier d’écriture du samedi matin : Au fil des mots et des couleurs