
Pierrot ne sais plus pourquoi un jour s’est endormi.
Il a glissé dans le sommeil. Ses paupières se sont baissées un matin, recouvrant d’un voile de coton ses grands yeux noirs. Pierrot s’est retiré au fond de lui.
Pierrot ne sais plus pourquoi. Plus personne ne sait pourquoi.
C’était il y a longtemps. Peut-être une éternité.
Pierrot rêvait, allongé sur sa couchette, bercé par la mélodie sucrée de son voilier musical, le regard flottant vers la vastitude céleste. L’embarcation semblait à peine effleurer la surface du fleuve paisible. Un délicat clapotis transmettait à son corps une onde vibratoire que seul le léger battement de ses orteils traduisait. Pierrot se régalait de la beauté sirupeuse si rassurante du monde.
Pierrot est gourmand. Pierrot est très gourmand. A l’infini il goûtait aux doucereux plaisirs de l’existence.
Mais maintenant Pierrot dort. Il dort depuis bien longtemps. Pierrot ne sait plus pourquoi. Ceux qui savaient sont morts précisément à l’instant où Pierrot s’est endormi. Ce matin-là, les Amants du Pont-Neuf enlacés dans une ultime et brutale étreinte ont enjambé le parapet ; ils se sont jetés dans le fleuve devenu meurtrier. Et Pierrot ? Pierrot, qui justement passait par là, n’a pas supporté.
Pierrot a senti son embarcation vaciller. Pierrot a senti jusqu’au bout de ses orteils le courant sans appel du désespoir. Sa bouche s’est remplit du reflux nauséabond de l’abandon. Le clapotis s’est tu laissant place au hurlement de la solitude.
Pierrot Gourmand submergé par la nausée a eu peur, peur de l’indigestion d’un lendemain trop noir. Pierrot d’un seul coup s’est endormi. Les écrasés écrasés.
La Fée Clochette n’a rien pu faire. Elle volette, elle volette devant ses yeux à la recherche d’un signe. Le souffle de Pierrot chaque matin sèche ses ailes collées de rosée. Elle sait qu’il n’est pas mort mais Pierrot dort. Son voilier est amarré dans le port.
« Pierrot, tu dors ? » lui demande Dumbledore. Pierrot fronce le sourcil « Laisse-moi tranquille, vieux sorcier » semble-t-il dire. « Ta magie ne peut rien contre ce monde qui me tord. Non, je ne reviendrai pas souffrir. Laissez-moi seul en moi. »
« Pierrot, viens là-haut avec moi. Là-haut, tout est loin, tout est petit, tout est infini. Tu ne crains rien. » lui envoie le funambule par voie de libellule. Pierrot frémit, ouvre la bouche et soupire. Un grand courant d’air ! La libellule en est toute chamboulée, la tête à l’envers. Paupières toujours hermétiquement closes. « De l’air, de l’air, laissez-moi me taire, laissez-moi quitter cette atmosphère délétère ! Laissez-moi intact, plus de contact. Je veux garder mon innocence, que savez-vous de son obsolescence ? Je ne vous vois pas, vous n’existez pas » hurlent les paupières obstinément closes du beau Pierrot.
Un après-midi d’août, sous une chaleur particulièrement écrasante, fière sur ses talons pointus, la plante des pieds hurlant sous la brûlure du macadam, la femme de Bukowski se pointa, cahin-caha, ses fesses avachies moulées dans un fourreau défraîchi. Elle passa à quelques mètres du rafiot pourrissant, entre deux vins mais heureuse de cet instant divin dans les bras de son amant malheureux. Son corps comblé et fatigué envoyait dans l’atmosphère un parfum de jouissance et de volupté.
Cette fragrance étrange, mélange de déchéance et d’absolu, se trimballa sans broncher tout au fond du nez de notre lâche pantin effrayé. Tout d’abord interloqué, le Pierrot tout bloqué serra les dents fort, encore plus fort. Puis ses joues remontèrent sur ses paupières pour les sceller impénétrablement. Encore plus impénétrablement. Mais l’orgasme avait été tel que la belle se sentait belle, tellement belle, que son corps tout entier dégageait un hymne à la vie ; une vie remplie de trahison, de servitude, de destruction. Et d’amour.
Les narines de Pierrot se mirent à frémir. Dans son rêve sans fin il venait de découvrir la beauté dans la souffrance, la résilience dans la déshérence.
Pierrot Gourmand, sevré des sirènes du colporteur de confiserie, découvrait le sel, le piquant, le piment, le feu et toutes ses brûlures, ses onguents, la chaleur du réconfort indissociable de l’âpreté de la déception.
Pierrot lâchement c’est endormi il y a longtemps, bien longtemps. Pierrot ne sait plus comment se réveiller, ses paupières sont lourdes, trop lourdes à soulever, chargées de la culpabilité d’avoir abandonné.
Pierrot, enfermé dans son corps, enfermé dans sa tête, enfermé dans son ambroisie, ne sait plus rien faire d’autre qu’entendre, sentir, respirer. Et pourtant, dans un mouvement lent, très lent, imperceptiblement, Pierrot plissa sa bouche, entrouvre ses lèvres, rassemble un frisson d’énergie et souffle. Souffle de toutes ses forces envolées, de tous ses poumons dégonflés. Juste un souffle qui le galvanise comme l’ouragan. Il s’entraîne des heures et des jours ; plus personne ne passe, même Clochette s’est découragée. Et il espère, il espère le miracle d’une dernière visite, ce dernier « Allez Pierrot, reviens ! » qui le réveillera.
Et il souffle, souffle entre ses lèvres jusqu’à ce que la mélodie un jour appelle celle qui, dans un soubresaut de désir, viendra faire quelques pas sur le ponton qui borde sa barque.