
Au commencement était une femme. Une vieille femme. C’était bien étrange d’ailleurs. Comment était-ce possible que la vieillesse soit déjà présente au commencement ? Abuelita elle-même l’ignorait, c’était un miracle que même Dieu ne saurait expliquer. Elle s’était trouvée là, posée sur une roche plate qui semblait elle aussi avoir toujours été là. Depuis des millénaires.
Abuelita était belle. Ses yeux reflétaient les couleurs du ciel, de la roche, de la prairie, de la terre. Sur ses joues lisses malgré les années, étaient creusées deux sillons qui démarraient de ses paupières ; profonds à leur racine, ils s’estompaient au fil de leur course vers la base des joues, là où l’arrondi du visage les amène au bord du vide. Sillons de larmes. Larmes du chagrin de la perte, larmes de la joie des retrouvailles, larmes de la douleur de la blessure, larmes de la rage de l’injustice, larmes de la colère de la trahison, larmes du vent violent qui assèche l’iris ? L’empreinte d’une vie intense et tumultueuse.
Posée sur cette roche plate, les jambes pliées sous elle, la peau des genoux tendue à craquer, les paumes des mains reposant bien à plat sur ses cuisses, le regard fixant la ligne d’horizon, elle psalmodiait à voix basse sur une note transparente, qui rappelait le clapotis de la source qui jaillit là où personne ne l’attend plus.
– Ferme les yeux et regarde. Tu la voies la belle Abuelita ?
– Je la vois, je la vois ! Elle porte un long voile qui scintille et flotte dans le vent.
– Regarde ! Derrière elle, vois-tu Gangotri ? Il a brossé sa longue barbe, elle vient s’emmêler dans le voile. Il n’est pas prisonnier, ne je crois pas. Il danse ! Et Abuelita se met à danser aussi. Il saute, regarde comme il saute, comme une note sur la portée. Le voilà posé sur une deuxième pierre plate et sa barbe vole et ondule. Il rit, il rit, et son rire fait trembler Abuelita qui tourne la tête et qui enfin le voit.
Ferme les yeux, et regarde Gangotri.
– Je le vois, je le vois aussi !
– A quatre pattes, se mettant en boule à ses pieds, enchainant mille culbutes dans ses jambes, j’aperçois maintenant Maloka. Tout rond, gonflé comme un cœur nourri d’amour.
– Non, ce n’est pas ça ! A commencement, rien de tout ça.
Au commencement, une assemblée. Abuelita n’était pas là. C’était dans un pays, comme tous les pays, ou plutôt un morceau de pays, une région. Une très petite région. De celles qui passent inaperçu. La loddigénie. Une région qui accueillait tous ceux qui avaient fait une découverte majeure. Chacun arrivait avec son trésor. Personne ne s’était donné le mot. Mais ce pays apparaissait généralement aussi soudainement que la découverte et il était impossible au voyageur de renoncer à y entrer. C’est ainsi qu’ils se retrouvaient tous en Loddigénie, leur trésor, tout frais découvert, sous le bras. La Loddigénie c’était un peu une terre promise dont la promesse n’était jamais arrivée. Une terre qui vous tombait du ciel comme un cadeau, comme un amour. Par hasard.
C’était par hasard qu’étaient arrivés là Hehaka Saya, avec dans sa besace la chaleur du rayon de soleil sur sa peau à la fin de l’hiver sans fin, Mitakuye Oyasın transportant l’espoir revenu dans les bourgeons qui éclatent au printemps, Gangotri abritait la puissance tumultueuse de la passion qui soulève les montagnes, Maloca gardait précieusement la douceur des lendemains qui chantent, alors qu’Enawene Nawe veillait sur le frisson de la caresse du matin. Gomukh était un peu à part. Il doutait souvent de se trouver au bon endroit.
Au commencement se tenait une pierre plate. Sur cette pierre plate, l’assemblée des Loddigésiens.
A petits pas fatigués, le dos courbé, la tête penchée touchant presque le sol, Abuelita avançait. Un pas, un autre. Une succession infinie de tout petits pas. Aïe ! Abuelita s’est cognée contre l’immense pierre plate. Finis les petits pas. Il était temps pour elle de transmuer, à genou sur la pierre plate, ses jambes repliées sous elle, ses poings posés sur ses cuisses, serrant dans ses doigts déformés le bonheur du repos de la fin du jour.
Au commencement était la fin.
(…)
Au commencement était la fin. C’est ce que Gomuck devinait, empêtré dans ce nom qui ne voulait rien dire. Sa fin, il l’avait tellement désirée, suppliée, implorée de se présenter, que lorsqu’elle s’était enfin pointée, il était à bout de force, hagard. Elle l’avait prise au dépourvu. Il s’était pour ainsi dire retrouvé là sur cette pierre plate, abasourdi, perdu, dépossédé de ses années de lutte, boxant le vent de ses poings rageurs, se cognant contre lui-même. Plus de combat.
C’était ça ?!! Plus de combat ! Son trésor bien à lui, c’était l’immense soulagement de la délivrance. Il pouvait désormais s’appeler Kakuyé, son commencement était enfin arrivé.
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est qu’il lui fallut bien plus qu’un été, bien plus qu’une année, bien plus qu’un jubilé, bien plus qu’une éternité pour se découvrir à nouveau né.
Et la proposition était :
Partie 1 : Imaginer un récit mythique, à construire à partir de l’incipit « Au commencement… » enrichi des mots suivants auxquels vous donnerez le sens que vous voulez, et que vous utiliserez, organiserez en fonction des évocations et de l’imaginaire qu’ils éveillent en vous. Abuelita – Loddigésie – Hehaka Saya – Gomukh – Mitakuye Oyasın – Gangotri – Maloca – Enawene Nawe
Partie 2 : de Gomuck en Kakuyé