
Elle – 24 ans. Originaire de la Flèche. Petite bourgeoisie. Fille d’un Rastignac. Décuple l’ambition paternelle. Mariée à 19 ans à un officier prometteur. Départ pour l’Algérie le 15 avril 1956, le jour de ses 21 ans. Ardente.
Lui – Sans âge, d’autant que personne ne connait exactement le jour de sa naissance. Né en Algérie. Garde les moutons depuis qu’il sait marcher. Aime profondément sa femme. A eu dix enfants. Cinq sont morts. Dont trois à la naissance. Quatre sont au service des français. Le dernier garde le troupeau. Serein.
Le chauffeur – Une trentaine d’année. Porte en lui la haine de la bourgeoisie. Sournois.
L’Homme Bleu – N’existe sans doute que dans la tête du chauffeur. Dans l’imaginaire commun, il est grand, beau, avec un regard profond. Un fantasme.
1959, le 25 avril. Sa vie aurait pu s’arrêter ce jour-là. Elle était partie seule en excursion avec le chauffeur, un jeune blanc-bec dévoré d’ambition lui aussi, originaire de Moulins. Elle n’aimait pas son regard fourbe mais depuis trois ans qu’il la conduisait partout, elle n’avait jamais rien eu à lui reprocher. Elle n’aimait pas son regard. C’était tout.
Ce 25 avril s’annonçait d’un mortel ennui ; identique à celui qu’elle avait pu subir la veille, de celui qu’elle vivrait sans doute le 26. Elle n’en pouvait plus de ces journées interminables, écrasée de chaleur le jour, transie jusqu’à l’os dès le coucher du soleil.
Elle avait, dès son réveil, fait appeler le chauffeur ; lui avait intimé de préparer la voiture, une Peugeot, et d’organiser tout le nécessaire pour une longue excursion aux portes du Sahara.
Il avait préparé avec zèle et efficacité prévoyant même un matériel de secours pour pallier tout éventuel contretemps. La cuisinière avait tenté de la faire renoncer à cette expédition, ce n’est pas correct de partir ainsi seule avec le chauffeur. Elle n’en avait cure. Ou plutôt, ça l’excitait le danger. Mais elle n’y croyait pas, ne voyant dans ces avertissements qu’une tactique grossière de son militaire et jaloux de mari pour la retenir loin des regards charmants des légionnaires. Elle s’imaginait déjà revenir, fanfaronnante et moqueuse, ridiculisant les pensées étriquées de toutes ses assommantes épouses d’expatriées. Et elle, elle pourrait désormais s’en vanter, aurait vu les portes du Sahara.
Elle est partie un 25 avril. Elle rentrera un 18 août.
Il l’a trouvée, desséchée par le vent et le soleil brûlant, sur le bord de la piste, sa robe ensanglantée et déchirée, dont des lambeaux soulevés par l’harmattan s’étaient accrochés dans les buissons verts d’acacia.
Il avait collé son oreille contre sa bouche et avait deviné dans le froid glacial de la tombée de la nuit un filet de souffle chaud. Tout doucement, il l’avait soulevée et calée dans ses bras, cette grande belle dame au visage étonné derrière sa peau brulée. Il l’avait ramenée à pas lent dans son village, à quelques kilomètres de là. Il ne devait pas rentrer ce soir-là. Inquiétés par les bêlements du troupeau qu’ils avaient entendus au loin, les enfants du village avaient couru en hurlant à sa rencontre. Puis étaient repartis au village aussi vite que leurs courtes jambes le leur permettaient, annoncer aux femmes la tâche qui les attendait. Quand enfin il avait déposé son précieux fardeau, c’est sur un tapis moelleux et parfumé que la belle avait trouvé son repos.
Pendant des heures, des jours, des semaines, il avait veillé sur elle, tentant d’apaiser son délire fiévreux, ses hurlements terrorisés, essuyant sans relâche les larmes qui coulaient silencieuses quand le sommeil enfin l’emportait. Il lui parlait doucement, lui racontait les histoires de son peuple, les longues journées avec le troupeau, psalmodiait au rythme de son souffle pour que jamais elle ne lâche ce filet de vie qui résistait au fond de ce corps qui s’amenuisait de jour en jour.
C’était le 18 juin. Elle a ouvert les yeux. Il était là, penché sur elle. Elle l’a reconnu, cet homme qu’elle avait pris pour Dieu qui l’emmenait dans ses cieux. Elle a levé la main, touché son visage. Il était chaud. Il piquait. Elle était vivante. Le voulait-elle ? Pouvait-elle rentrer chez elle ? Le pourrait-elle ? Elle se réveillait et s’arrachait avec peine de ce qu’elle avait crû être la douce éternité.
18 Août 1959, son sauveur et protecteur fièrement à ses côtés, la voici. Personne ne l’attendait plus quand elle est revenue. Les recherches avaient rapidement été abandonnées. Le chauffeur avait été très convaincant : elle s’était enfuie, envouté par le regard de l’Homme Bleu. Sans doute un coup monté. Rien de plus qu’un adultère d’une femme de bien peu de vertu. Elle avait tenté de raconter. Elle avait tenté d’expliquer, de dénoncer. Elle avait supplié. Il lui avait été accordé de rester. Bannie. Recluse dans une dépendance de la maison coloniale. Enfouie dans sa honte. La parole d’une femme ne valait pas le témoignage d’un homme. Il est resté auprès d’elle. Fantôme de son éternité perdue.
Ensemble, un soir, ils se sont pendus.
Tu écris de super beaux textes Benedicte j’en ai lu qqs, j’en ai vraiment apprécié bcp, comme l’histoire du tricycle ou les celui qui celle qui. J’en lirai bien d’autres, au fil des jours. Je suis contente de te connaître un petit peu
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Merci Christine
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