Magique. Comme un conte de Noël

Au cœur du chardon vit un artichaut

Rien ne me touche plus vraiment dans cette vie.

C’était un soir, une conversation très anodine. Un soir tard. Juste avant de s’endormir. Une conversation banale. D’une simplicité désarmante ou affligeante sans doute pour une oreille indiscrète. Une conversation qui sans rien dire raconte. L’histoire du quotidien tranquille. Ce quotidien qui échappe à l’œil du voyeur qui, même lui, s’ennuie devant tant d’insipide. Une conversation qui dévoile un intime échappant à l’’intime.
« Je raffole des artichauts, dit-il. Une par une tu détaches les feuilles. Une à une tu goûtes un petit bout du cœur. Et puis vient ce moment où tu découvres sous le foin l’entièreté de celui que tu as si patiemment effleuré ».
« Pouah, je déteste les artichauts. Oui, les feuilles ça va encore. A toutes petites touches, à toutes petites doses. Mais non, à cœur ouvert, quelle horreur ! »

Il est minuit. Je m’endors. Une nuit sans rêve. Une nuit sans artichaut. Bien claquemurée derrière mes feuilles, enfouie sous le foin.

Au petit matin, comme chaque matin, je prends mon stylo et mes pages du matin. Encore blanches pour quelques instants, le temps de laisser se pointer le premier mot.
Artichaut. Il a fait son chemin l’artichaut. Je couche sur trois pages blanches l’histoire d’un déjeuner dans un chic restaurant très parisien du square Trousseau. Un déjeuner de robot dans une vie que j’ai perdue. Rien n’existe plus ; les jours passent sans que je n’attende même plus la fin. Ils sont là, ces jours, imperturbables sans se soucier de moi. Alors, un artichaut, pourquoi pas. C’est tellement incongru un artichaut sur la carte de ce bel établissement. Pourquoi ne pas me laisser aller à tenter de l’avaler. Je ferme intérieurement les yeux et je me regarde racler une par une les feuilles de ce chardon sans fleur. Jusqu’au cœur. Je retire le foin et machinalement je glisse un quart de ce cœur dans ma bouche et je commence à mâcher. C’est instantané, mon corps refuse et dégueule. Les convulsions me déchirent, j’hurle de douleur. Et pourtant je suis là, assise, tranquille, face à mes pages noircies.

Un tout petit artichaut glissé dans une conversation banale et je me ranime. Un tout petit bout de cœur a fait sursauté mon corps. Un tout petit bout de cœur m’a projeté hors de ma petite mort. « Tu vis, a-t’il dit, même si tu n’es pas là. » Je ne l’ai même pas gouté, il a suffi que je le couche sur un papier. Ce matin-là.

La proposition était : dans une interview de Robert Bober (Par instants, la vie n’est pas sûre aux éditions P.O.L.) sur France Inter dans l’émission Le Grand Atelier du 24 janvier 2021, Mona Ozouf raconte sa rencontre avec l’écrivain comme s’il s’agissait d’un conte de Noël. Racontez un instant de votre vie que vous avez ressenti comme un conte de Noël.