Passage des Interdits

Je ne suis pas nouvelle dans la ville et pourtant, je ne l’ai découvert que très récemment, il y a quelques mois, à peine un peu plus d’un an. Comme un avertissement. Je suis passée devant deux ou trois fois et très vite j’ai renoncé à marcher jusque-là. Il est à trente-cinq petites minutes à pied de mon appartement. Une heure et dix longues minutes aller-retour. Vous comprenez ce que je veux dire quand je parle d’avertissement ? 1h10 ? Dix longues minutes au-delà d’une heure ?

Insidieusement, la sensation de me mettre en danger s’est installée, est montée jusqu’à me faire suffoquer. Et de 1H10 de balades purificatrices, en quelques jours, je suis passée à une poignée de minutes de sortie, à vive allure, tourmentée, me retournant sans cesse, inquiète de je ne sais quelle agression mystérieuse et sournoise. Quelques pas à vive allure, jusqu’à la boulangerie, le primeur, l’épicier, le boucher. Et la pharmacie. Surtout la pharmacie. J’avais peur, très peur. Mon champ de vie s’est rétréci sous l’injonction de ce terrifiant Passage des Interdits.

Son entrée est sombre, un boyau entre deux immeubles décrépis. Un coupe-gorge. Je n’ai pas eu besoin d’y pénétrer pour flairer l’odeur écœurante de vinasse et de pisse qui colle et ronge, s’infiltrant dans tous les pores de la peau. La moisissure, c’est certain, y mine les murs insalubres des bâtisses mal entretenues, menaçant d’écroulement. Les pavés, j’en suis certaine, tremblent sous les pieds, prêts à vous faire trébucher et vous écrouler dans une flaque croupie où flotte un rat mort en décomposition avancée.

Les jours, les semaines, les mois ont passé. Mon teint est devenu translucide, mon humeur exécrable, mon horizon bouché. Et j’ai basculé. L’éclair d’un instant. Echappant à toute vigilance, j’ai imaginé que ce passage était le seul pour accueillir ma fin de vie, cette vie absurde, cette vie qui ne valait plus la peine, cette vie privée de vie. Expirer pour l’éternité au Passage des Interdits.

Je me suis habillée. Dans un sursaut de crânerie, j’ai enfilé ma joli robe coquelicot et mes talons hauts qui claquent en cadence, j’ai appliqué sur ma bouche mon rouge vermillon, je me suis coiffée de mon chapeau de paille d’Italie et son grand ruban cerise qui flotte au vent. J’ai claqué la porte derrière moi et d’un pas halluciné, j’ai tracé jusqu’au Passage des Interdits.

Il était identique à mon souvenir. Encore plus sombre peut-être. Les mauvaises herbes avaient poussé entre les pavés. Personne, semblait-il, n’avait osé s’aventurer plus loin. Des mégots alentour, en quantité, prouvaient que nombreux étaient ceux qui s’étaient questionnés. Mais les herbes drues agressivement dressées démontraient que le boyau restait inviolé. Moi, j’étais décidée. Cette vie sans vie, je vous le dis à nouveau, ne me concernait plus. Je la laissais à d’autres désormais.

J’ai fait un pas puis un autre. Etrangement, les grandes herbes ne bougeaient pas. Mes pas funestes et négligents ne semblaient leur faire aucun effet. Etaient-elles de ces matières transgéniques et éternelles qui ne craignent plus ni les hommes ni les dieux ? J’avançais. Encore à pas mesurés. Le cœur battant, confusément effrayée, pourtant sans même une vague pensée me chuchotant qu’il était encore possible de renoncer. Mes yeux ne percevaient plus rien, je me sentais devenir taupe. J’écoutais de tous mes membres, seul un silence assourdissant hurlait son absence. J’aurais aimé toucher, même ce cadavre de rat putréfié, mais rien non plus de ce côté. Aucun frisson, plus aucune sensation, juste une mécanique des membres inférieurs, bien huilée, me faisait faire un pas puis l’autre. Et je continuais d’avancer. De plus en plus décidée. Je n’avais plus de corps, plus de douleur, plus de douceur, plus aucun sens. Un effacement absolu de ce que j’étais et malgré tout, bien que diffuse, une intuition se propageant profondément dans ce corps que je ne ressentais plus, la conscience d’une implosion imminente.

Ma progression n’en finissait plus, l’opacité de mon environnement se densifiait et s’allégeait tout à la fois. Du plomb en apesanteur. Un trait de lumière émergea soudain devant moi. Je me rapprochais, j’eu même le sentiment d’accélérer le pas. Mon cœur battait de plus en plus fort. Mais d’excitation cette fois. J’avançais, j’avançais, je courais maintenant. Mon souffle devenait court, car oui, mon souffle était revenu. Je sentais une odeur étonnante, de lilas et de rires ; j’entendais un grondement pétillant de vibrations. La lumière devant moi ondulait et dégringolait comme la vague d’un torrent. Le rayon enfla et devint cascade, lac, océan. Je débouchais sur une place, une place immense, une place qui semblait ne jamais finir. La place de la joie du monde. Des milliers d’autres femmes et hommes avaient osé avant moi s’élancer dans le Passage des Interdits. Un sourire immense irradiait cet autre monde.

Proposition : – inventez des noms de rue, de passage, une dizaine au gré de votre fantaisie, de votre imaginaire, des consonances, des images qui surgissent. Choisissez-en un qui vous fait signe, s’impose. Racontez ce qui s‘y passe entre fantaisie, poésie, réalité, fiction, science-fiction… 

Atelier d’écriture du samedi matin : Au fil des mots et des couleurs