Je n’aime pas les maisons neuves, elles ne respirent pas, elles ne racontent pas, elles ne vivent pas. Ce sont des maisons qui se sont posées là, sans rien demander, ni à leurs voisins, ni aux anciens, à personne. Elles s’imposent comme un homme politique à un citoyen qui n’a pas voté pour lui.
Quand je rentre dans ces maisons, je suis perdue, comme si j’étais aveugle sourde et muette. Qu’elles aient 15 pièces ou une seule, je n’ai plus de repère. Tout est lisse pas la moindre tâche ni la moindre odeur si ce n’est celle d’une peinture trop fraiche, voulant passer inaperçue mais malgré tout plus ou moins toxique. Pas la moindre fantaisie pour m’échapper, pas le moindre accroc pour me retenir. J’y flotte, sans mémoire, sans frisson, sans âge. Je redeviens fœtus dans une matrice hostile, dans un corps d’ascète nourri par intubation, rien pour me faire réagir, rien pour me faire bondir.
Sentir et ressentir, les maisons neuves ignorent de tels plaisirs. Elles se laissent traverser sans émoi, elles ne se posent aucune question, ni même ne prennent conscience de leur dérangeante présence. Un jour elles sont sorties de terre. Point. Elles sont là maintenant. Elles devront attendre sans broncher l’extinction de la lignée qui les a vues naitre pour changer de désignation. Ce jour où Marcel et Albert, les deux frères terribles du village, seront tués dans les tranchées de la grande guerre. Elles se réjouiront d’être les vieilles maisons qui en ont tant vu, tant entendu. Les cloches auront sonné et résonné dans toute la campagne bien des fois au fil des angélus et du glas avant qu’elles ne méritent de changer de statut et de n’être plus nommées que la maison du Pépé ou de la vieille Paulette qui aimait tant les poules qu’elle les laissait picorer sur la table. La vieille Paulette qui était bien un peu folle, qui dès sa naissance effrayait les enfants alentours. Une sorcière disait-on parfois le soir à la veillée. Et les plus hardis rajoutaient « oh oui, la vieille Paulette, aucun de nous n’aurait tenté d’aller la chatouiller ! » Sans doute, chuchotait-on, la seule vierge de toute la préfecture.
Marcel et Albert avaient bien tenté de soulever sa jupe un soir plus joyeux que d’autres. Ils avaient posé leur verre sur la table au milieu des fientes des poulets et l’avaient interpelée. « Dis-nous la Paulette, tu veux bien poser ton fichu et nous regarder bien dans les yeux. Tu es bien mignonne, la Paulette, et tu ris, tu ris à en perdre le souffle. Sans que personne d’entre nous ne sache d’où sort toute cette allégresse. La Paulette, aurais-tu quelque chose caché sous ta grande jupe qui te fasse tant de bien que tu ne puisses que t’esclaffer toute la journée ? Tu pourrais nous montrer ça, dis, la Paulette ? ». Et la Paulette avait rigolé, elle s’était levée et postée entre Marcel et Albert. Elle leur avait pris chacun une main. C’était deux grosses paluches musclées et rugueuses, elle en avait posé une sur chacun de ses seins qu’elle avait bien ronds et bien fermes et leur avait dit : « Mes garçons, quand on a deux mamelons comme ceux-là, peut-on voir la vie autrement que comme un bonbon ? ». Ils en restèrent cois mais en furent tout émoustillés et jamais plus ne purent toucher le moindre objet, un fruit de la nature, un outil de travail et même leur baïonnette dans les tranchées sans ressentir la douce chaleur et le puissant désir que ces deux belles oranges avaient fait jaillir.