
- Aïe, tu m’as fait mal
- Ah bon ?
- Ben oui
- Ah.
(…) La vie passe.
- Tu vas où ?
- Je sors.
- Oui mais où ?
- Je verrais.
(…) Et la vie passe.
- T’en es où ?
- Je viens de commencer.
- Grouille toi.
- J’essaie.
(…) La vie passe encore.
- C’est quoi ce truc ?
- Je sais pas.
- Tu l’as trouvé où ?
- J’en sais rien.
(…) Et la vie passe toujours.
- On fait quoi le week-end prochain.
- Je ne sais pas, j’hésite.
- Entre quoi et quoi ?
- Justement, je ne sais pas.
- Et si on partait en Normandie ?
- Pourquoi pas, faut voir.
- Faut voir quoi ?
- Tu m’agaces avec toutes tes questions !
Elle se lève, fait le tour de la table et vient se planter derrière lui. Tout en lui massant lentement mais fermement les épaules, elle enchaine.
- Je sais que je t’agace, mais tu es trop tendu. Ça te ferait du bien la Normandie. Tu aimais bien quand nous y allions avant d’avoir les enfants.
- Oui c’est vrai.
- Tu te souviens de nos longues balades sur la plage, loin du bling-bling parisien ? Qui t’exaspère toujours autant d’ailleurs.
- Oui c’est vrai.
- Et ce plateau de fruits de mer à Pourville, une pure merveille !
- Oui c’est vrai. En juin les huitres c’est pas terrible.
- C’est sûr ; mais avec cette chaleur, un bon bain dans les vagues fraiches ce serait fabuleux non ?
- Oui c’est vrai.
- Alors, on y va ? J’ai trouvé un endroit qui devrait te plaire.
Elle lâche les épaules de Franck et s’apprête à prendre son smartphone pour réserver immédiatement la chambre d’hôtes qu’elle a repérée il y a déjà plusieurs semaines. Elle avait dû attendre tout ce temps pour lui poser la question. Elle le voyait tellement préoccupé, tellement fatigué, absent même, qu’elle ne savait plus comment l’aborder et éviter le fameux « faut voir » qu’elle avait trop entendu toutes ces vingt années de vie commune. Elle avait réussi. Elle n’avait plus qu’à cliquer sur « valider » sur son compte Booking.
- Attends ! Je n’ai pas de maillot.
Il avait levé le bras et l’avait immobilisée en plein élan. Il lui avait même légèrement tordu le poignet. Sans faire exprès.
- Quoi, tu n’as pas de maillot ?
Trop agressive. Elle le savait, elle avait répondu trop agressivement. C’était foutu. Tout ça pour un putain de maillot qu’il avait voulu acheter en février alors qu’elle était pressée. Elle lui avait dit (elle s’en souvient très bien, et lui aussi c’est sûr) : « on est en février, c’est pas grave. Sophie m’attend pour que je l’aide à faire sa valise. On reviendra. ». Et on était en juin et le maillot toujours pas acheté. Il en avait bien deux ou trois autres dans ces tiroirs, mais aucun ne serait le bon. C’était toujours comme ça. Il lui reprochait sans cesse de ne pas être disponible pour lui. Et il tenait sa petite revanche, comme à chaque fois. Mais quelle conne elle était, à chaque fois elle se faisait piéger !
- Tu sais bien, le maillot que j’avais repéré en février. Nous devions retourner l’acheter. Et c’est trop bête, on ne l’a pas fait. Donc je n’ai pas de maillot. Et d’ici samedi je suis trop chargé, je n’aurais pas le temps de m’en occuper.
- Oh non, c’est vraiment trop bête en effet. J’irais pour toi si tu veux. En décalant deux petits zoom, j’ai un créneau vendredi matin. C’est à deux pas de mon bureau. François me laissera partir, j’en suis certaine.
- Et voilà François ! Qu’est-ce qu’il m’agace celui-là, il faut toujours qu’il arrive à un moment ou un autre dans nos conversations. Tu n’as qu’à partir avec François puisqu’il est si gentil !
Il avait réussi. Il ne partirait pas en Normandie. Il pourrait aller au cinéma avec Marion, comme il le lui avait promis lundi.
(…) La vie. 20 ans plus tard.
- Bonjour. Entre.
- Merci.
- Tu veux un café ?
- Je veux bien.
- Toujours du sucre ?
- Oui toujours. Je peux fumer ?
- Non, plus maintenant. Ça fait exactement vingt ans qu’on ne fume plus chez moi. Depuis que tu es parti. C’est plus sain. C’est mieux pour les allergies de Sophie.
- Ah. C’est sans doute pour ça qu’elle dort toujours chez toi quand elle est à Paris.
- Oui sans doute. Tiens ton café.
- Merci.
- Tu voulais me voir ?
- Oui.
- Et bien voilà, tu me vois. Autre chose ?
- Oui.
- Et ?
Il se gratte la gorge. Elle s’impatiente un peu.
- Je n’ai pas beaucoup de temps. Tu vois ça ne change pas.
- Je vois ça.
- Et donc ?
- C’est compliqué.
- Quoi donc ? Tout va bien avec Marion ?
- Oui. Elle est en Normandie.
- En Normandie ? Et pas toi ? Toujours pas de maillot ?
- Oh, arrête avec cette histoire de maillot, tu es ridicule. C’était il y a vingt ans. On pourrait passer à autre chose, non ?
- Oui c’est vrai. Je me demande bien pourquoi je m’en souviens encore. Moi qui ai si peu de mémoire. François me disait hier que j’avais une grande intelligence émotionnelle. Ça doit être ça. Ça grave la vie dans le corps l’intelligence émotionnelle.
- Toujours là François ?
- Et pourquoi ce ne serait pas le cas ? Je suis très fidèle en amitié tu sais. En tout d’ailleurs. Et donc ce maillot ? An non, pardon, ce sujet pour lequel tu souhaitais me voir ? Ça avait l’air tellement urgent.
- Je ne sais plus. Ça n’a pas d’importance.