Et si c’était le moment ?

L’heure de la dépollution avait sonné.

Sophie et Agathe se connaissaient désormais depuis presque 20 ans. Sophie arrivait sur ses soixante ans, Agathe en avait dix de plus. Il était temps. Plus tard ce serait trop tard. En repassant le film de leur histoire, Sophie avait fini par identifier le point de bascule de leur relation, cet événement totalement anodin qui avait permis à Agathe, petit à petit de prendre le contrôle de sa vie. Sa vie à elle. Comment d’une vague connaissance, elle était devenue cette pieuvre qui l’étouffait, la rétrécissait, elle qui avait toujours été tellement indépendante et sûre d’elle. Elle qui, aujourd’hui, n’était plus qu’une souris craintive et suppliante, mendiant un bout de fromage même au bout d’une tapette !

Agathe avait rapidement su trouver son point de fragilité, elle s’en était même ouverte elle-même, innocemment, un soir de confidences. C’était un lendemain de Noël, Sophie était bouleversée par la mort du sans-abri qu’elle croisait au pied de son immeuble tous les matins depuis qu’elle avait emménagé dans le quartier, quelques mois avant son mariage. « J’ai toujours eu une peur panique de finir ma vie clocharde, sous un pont, la peau rongée par l’humidité nauséabonde de la Seine, abandonnée de tous. Il parait que beaucoup de français ont cette angoisse, c’est bizarre, tu ne trouves pas ? ». Agathe l’avait regardée avec un air étrange et avait simplement répondu « oui, c’est bizarre. ». Puis elle avait changé de sujet. Alors, le jour où, quelques mois après ces paroles, la grande amie d’enfance de Sophie l’avait insultée pour une broutille et était partie en claquant la porte sans plus d’explication, Agathe s’était engouffrée dans l’imperceptible fissure causée par cette désertion. Elle avait fait trembler son monde, très légèrement pour commencer, de telle sorte que la fissure imperceptiblement s’allonge, puis s’écarte jusqu’à lui faire ressentir une plaie béante. De-ci de-là des phrases anodines en apparence, assassine en résonnance. Sophie commença à regarder son entourage différemment. Sa famille d’abord. C’est vrai que ses filles ne lui écrivaient pas souvent. Et sa mère ? Ne préférait-elle pas finalement son petit frère ? Depuis toujours elle la voyait s’inquiéter et lui répéter « Toi Sophie tu es forte, tu n’as pas besoin de moi ». Et puis tous ses amis autour d’elle. N’étaient-ils pas là, en définitive, uniquement parce qu’elle ne demandait jamais rien ? Toujours le sourire, toujours à dépanner les uns et les autres, capable de préparer un repas pour quinze en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Pratique pour les innombrables fêtes, anniversaires et autres réveillons. Et même son travail ! Elle avait tant donné. Pour quoi finalement ? Des collaborateurs exaspérés qui la surnommait sans doute Folcoche derrière son dos ! Oui, décidément sa vie avait fini par lui apparaitre comme une vaste mascarade. Heureusement qu’elle avait eu Agathe pour lui ouvrir les yeux.

Et puis hier, Agathe, fatiguée sans doute de la voir si pitoyable encore, prête à trouver des excuses à chacun, lui avait lâché : « Mais ma pauvre fille, regarde-toi ! Tu es l’incarnation même de l’abandon. Lâche, amorphe, veule. Tu es le néant à toi seule. », et elle était partie la laissant exsangue au fond de son canapé. Malgré son immense apathie, elle avait ressenti comme une piqûre dans son corps qu’on ne pouvait plus qu’appeler sa presque dépouille. Cette toute petit piqûre lui avait rappelé un autre pincement, heureux celui-là. Le premier sourire de sa fille ainée. Un souvenir en amenant un autre, elle se rappela qu’il y a bien longtemps elle avait des enfants merveilleux, de multiples amis chaleureux et attentionnés, un mari aimant qui avait fini par partir, désespéré de ne plus être aimé, mais gardant en lui toujours l’espoir de la retrouver. Il lui avait encore envoyé un message la veille, tellement doux. Mais cette fois encore elle ne l’avait pas cru. La seule en qui elle avait confiance, c’était Agathe. Agathe qui, pensait-elle, lui avait souvent ouvert les yeux, l’avait sortie de sa stupide naïveté, l’avait délivrée de ses faiblesses. Et c’est tout bêtement de cette façon qu’elle avait vraiment tout perdu.  Le pont n’était pas loin. Elle s’y pendrait plutôt que de moisir à l’ombre de ses piliers. Mais avant, elle parlerait.

D’où lui vint ce sursaut d’énergie ? Elle l’ignorait et cela n’avait vraiment aucune importance. Elle prit son téléphone, un vieux Nokia acheté toujours sur les conseils d’Agathe qui avait réussi à la convaincre de se méfier de toutes ces applis modernes qui permettent d’être dérangée facilement par tous ces gens manipulateurs qui l’entouraient. Ni WhatsApp, ni Facebook, ni Instagram, c’est à peine si elle pouvait envoyer des SMS. Tant pis, elle ferait exploser son forfait, elle n’avait plus rien à perdre. Elle s’attela à rédiger un texte, le même ou presque pour tous, qu’elle envoya à tous ceux qu’elle avait tant aimé. Elle su facilement qui ils étaient en lisant leur nom dans son répertoire. Des frissons de bonheur la traversaient, un sourire rêveur s’accrochait à ses lèvres, une grosse larme d’amour roulait sur sa joue. Elle envoya le premier à son mari, les 178 autres suivirent en commençant par ses enfants « je t’aime tant. Pardonne-moi. Je suis revenue à moi aujourd’hui. Retrouvons-nous dès que tu le voudras. » 179 SMS. Plus un. A Agathe. « Après ce message, je t’efface de ma vie ».

Elle avait hâte de vivre son futur. Bonne année 2023, chère Sophie.