
Maman sort de l’armoire la machine à coudre, la vieille Singer. Elle pèse un âne mort mais elle est fidèle. Elle la suit depuis ses vingt ans. Louise a 12 ans, elle rêve d’une jupe en forme, c’est comme ça. Pour tourner, tourner jusqu’à s’effondrer. Hier, Louise e Maman sont allées choisir le tissu. « Non, pas de rayures », a dit Maman, « c’est impossible pour les raccords. Ni des fleurs, c’est pareil. Viens plutôt voir par ici, du côté des unis. Ce mauve lilas est magnifique, tu ne trouves pas ? »
Louise fait la moue. Mais quelle horreur, exactement la couleur des pulls rêches qui grattent et qui sentent l’eau de Cologne de Mamie, la grand-mère de Maman. Louise ne répond rien. Ça énerve Maman. « Regarde Maman, le rose, là, il est joli non ? On dirait une framboise ! » « Tu n’y penses pas ma chérie, c’est beaucoup trop voyant. Tu as passé l’âge voyons, ce serait vulgaire. » Le choix promet d’être douloureux. Louise abrège, elle déteste ces objections d’un autre siècle. Elle n’est déjà pas comme les autres avec ses vêtements fait maison, mais pire encore, ce sont ces couleurs atroces qu’elle est obligée de porter et ces vilains tissus pas chers dont les fils se tirent au moindre effleurement d’écharde.
Ce sera bleu, comme d’habitude. Pas tout à fait bleu marine, ça change. Mais quand même pas besoin d’acheter du fil.
Ce matin, Maman s’attaque à la confection à la première heure. En commençant par les mesures. Louise en culotte, devant Maman, se cachant vainement derrière ses mains. Même devant Maman, elle déteste se sentir aussi vulnérable. Juste en culotte. Les mesures, elle déteste ça. Après, le patron à découper. Ça c’est Louise qui s’en occupe, trouver la bonne taille et ne pas se tromper entre les multiples tracés. Maman étale le tissu sur la grande table, trouve le droit fil et pose dessus les morceaux du patron, puis les épingle avec soin et trace à la craie le contour de chacun. C’est le moment de couper. Celui que Louise préfère. Les ciseaux de couture, c’est important. Ce bruit du ciseau qui coupe le tissu. Il est dans son oreille. Tous les morceaux sont prêts. Surfilage. Puis Maman les assemble avec des épingles à têtes multicolores. Premier essayage avant de faufiler et de poser la fermeture éclair, attention les épingles. Faufilage et réessayage. Piquer. Essayer à nouveau. Enlever le fil de faufil rose et enfiler à nouveau l’ouvrage. Monter sur le tabouret, tourner doucement pour préparer un ourlet bien régulier. Encore des épingles et faufiler. Piquer à nouveau.
A peine quelques heures et la jolie jupe est prête. Louise tourne, tourne, et rit à en perdre le souffle.
(…)
Lundi matin, je pars à l’école. Avec ma jupe toute neuve. Ma belle jupe en forme. Je regrette ce bleu trop sage mais il passera inaperçu au collège. Les nonnes revêches qui nous surveillent n’y verront que du feu. Avec Béa, Béné, Laly, Thérèse et Marie, nous avons décidé d’apprendre à danser le rock. Ça, Maman ne le sait pas. C’est vrai qu’elle n’a pas bien compris ma lubie. Avoir tout de suite une jupe en forme lui paraissait complètement extravagant. Et pour la faire céder, je lui ai même dit que j’achetais le tissu avec mes sous. Ça l’a abasourdie. Mais bon, j’ai réussi, et j’ai réussi à avoir ma tenue prête pour ce matin.
A la récré, on est allées se cacher derrière le fronton. Comme il fait trop chaud, pas de joueurs de pala aujourd’hui.
Moi je sais déjà danser le rock, je vais apprendre aux autres. Et pour savoir si le rythme est digne d’Elvis, il faut que les autres voient ma culotte quand je tourne. Si Maman apprend ça, je peux dire adieu à ma jolie jupe !
Un deux, un deux trois quatre. En piste, en couple, petit déhanchement, c’est parti. Je fais une démonstration, le mouvement de base, puis la première passe. Et on y va, en rythme, et ça tourne, et ça tourne. Thérèse dévisse et envoie son coude dans la figure de Béa qui hurle de douleur, son nez pisse le sang ! Merde, les nonnes vont rappliquer, on va être collées, la tuile. Vite, vite, une idée…. On faisait quoi cachées là, derrière le fronton ? On s’entrainait pour l’enchainement de gym au sol !
« En jupe ? c’est indécent Mesdemoiselles. Vous serez toutes les six collées ce mercredi. »
(…)
Il y a quarante ans, cette jupe bleue. Je me sentais femme, belle, solaire. Solaire comme ce beau cercle qu’elle formait autour de ma taille quand je me laissais emporter par la musique depuis la main de mon danseur adoré. Cette jupe et toutes ses sœurs qui ont suivi et m’ont accompagnée adolescente, jeune adulte, jeune maman. Puis ce modèle a disparu de ma garde-robe. Mes formes qui s’épanouissaient après plusieurs grossesses et les coups bas de la vie l’ont gommé de mes armoires. Plus question de montrer mes genoux, encore moins mes cuisses trop grasses ni ma culotte. Qui voudrait glisser son œil sous ma jupe ? Même pas moi. Même pas sous une bleue marine. Alors une framboise, je n’en parle même pas. Et le temps passe et avec lui l’ivresse de la danse et du soleil autour de ma taille désormais épaisse. Il pleut sur le soleil et sur mon corps, il pleut sur ma jeunesse et sur mon cœur. Les pans de mes vêtements sages descendent jusqu’à mes chevilles, ils vont bientôt prendre racine dans la terre à mes pieds. De petites morts en petites morts, je m’approche de ma tombe. Enterrez moi avec ma jupe soleil que je me rappelle la vie dans l’éternité.
(…)
Ce matin, je file chez le dernier marchand de ma ville natale dans laquelle je suis revenue m’installer pour ma retraite, il y a quelques mois. J’achète un coupon soyeux, vert prairie, le fil qui va avec et une paire de ciseaux crantés. De retour chez moi, je sortirai ma Singer que Maman m’a offerte pour mes vingt ans et demain, je porterai cette belle jupe en forme que j’ai décidé cette nuit d’installer à nouveau dans ma garde-robe. De mes racines je vais faire renaitre mon printemps.
Atelier d’écriture Kikka Auteure. Thème : Le vêtement, ce qu’il raconte