Mon père

Dimanche arrivait. Je trépignais d’impatience. C’était mon jour favori. Celui où je voyais « pour de vrai  » ce grand homme qu’était mon père. Non pas le monsieur en pyjama qui grommelait en sortant de sa chambre tous les matins, se dirigeant en somnambule vers sa douche qu’il prenait glaciale. Pas cet homme là non mais bien celui que j’avais vu sur la couverture d’un magazine, installé dans son fauteuil club, sa grande bibliothèque derrière lui, un livre dans une main sa pipe dans l’autre, enveloppé d’un nuage de fumée, le regard flottant derrière ses petites lunettes rondes cerclées de fer comme c’était la mode à cette époque. Le dimanche je n’allais pas à l’école. Dans ma famille nous n’allions pas à la messe. C’était donc le seul jour de la semaine où je pouvais voir mon père en plein travail.

Selon un rituel immuable, il se levait chaque matin à 8h, quel que soit le jour de la semaine et le lieu où nous étions, car oui nous partions en vacances parfois et rien dans ses habitudes matinales ne changeait. Il se dirigeait en titubant vers la salle de bains où il s’enfermait pour ressortir exactement 30 minutes plus tard changé en Grand Homme, rasé de frais, lunettes posées sur son long nez, verres débarrassés de toutes les éclaboussures de la veille, cheveux gominés soigneusement peignés en arrière toujours légèrement trop longs, sa montre toujours arrêtée dans la poche de son pantalon (il ne supportait pas l’idée de déformer la pochette de son gilet). Au pied, ces chaussons. Il se faisait toujours prendre en photo à partir de la taille et accueillait ses invités en chaussons. Pour ne pas donner trop de travail à la bonne en crottant les tapis disait-il. Je crois que c’était plutôt pour que celle-ci puisse plus promptement effectuer son ménage dans sa zone de repli.

Prêt à démarrer sa matinée il se dirigeait vers la cuisine où ma mère s’affairait autour de nous dans un joyeux tintamarre. Il tendait un bras vers elle, l’enserrait en appuyant son épaule gauche contre son torse et baissait la tête pour déposer un baiser sur sa belle chevelure rousse. Puis il allait s’asseoir devant sa tasse de café et son œuf à la coque qu’il regardait religieusement, faisait tourner le coquetier 3 fois sur lui-même dans le sens des aiguilles d’une montre avant de s’emparer de la cuillère et de casser le chapeau pour découvrir le jaune coulant, objet de sa gourmandise. Chaque matin ce spectacle nous ravissait au point de l’observer dans un silence soudain et profond. La première cuillerée qu’il portait à sa bouche était le signal pour nous de l’envolée vers l’école. Nous ne reverrions plus notre père avant le lendemain matin.

Le dimanche, rien n’était pareil. Il n’y avait pas école. Nous pourrions déguster notre œuf tous ensemble. Il mettrait un soin particulier à racler le fond de la coquille pour ne rien gâcher de ce trésor blanc et or, mais une fois le rituel du petit déjeuner terminé, il disparaîtrait malgré tout. Au bout du long couloir qui traversait notre appartement, à l’exact opposé de la cuisine, se trouvait son bureau. Café bu et coquille nettoyée il se levait, nous observait un instant avec un demi-sourire amusé et nous lançait un « à tout à l’heure les enfants » rempli de mystère et s’éclipsait pour s’enfermer dans son bureau.

Son bureau clos par la porte infranchissable. Elle n’était pas fermée à clé ni protégée par un sort. Elle était simplement empreinte d’une telle solennité que nous n’osions pas nous en approcher. Il fallut attendre que je sois malade et que maman et la bonne eussent besoin de sortir ensemble un matin me laissant livrée à moi-même pour que ma curiosité dévorante et peut-être la fièvre qui m’assoiffait, me poussent à aller toquer doucement très doucement à cette porte pour demander un verre d’eau à mon père. Toc toc. Rien. Toc toc un peu plus fort. Je crus entendre un bruit, je le pris pour une invitation à tourner la poignée et j’entrais. Il était là, comme sur la couverture du magazine posé sur la commode du vestibule. Assis dans son gros fauteuil en cuir marron, les jambes croisées, la pipe à la bouche, entouré d’un nuage blanc qui me fit tousser. Ses lunettes avaient glissé au bout de son nez fin, des livres étaient entassés tout autour de lui dont certains ouverts en équilibre sur les accoudoirs. Sur une table basse à sa droite reposaient une plume et un encrier. Il avait les doigts noircis et des tâches d’encre maculaient sa main droite. Sur ses genoux reposait une tablette en bois sur laquelle était posé un grand cahier ouvert sur une page noircie largement raturée et dont les bords cornés des autres feuilles indiquaient qu’elles avaient été reprises un grand nombre de fois. Mon père au milieu de ce bazar ! C’était bien lui, l’homme de la couverture du magazine, mais où était donc passé tout cet attirail le jour de la photo ? Y avait-il aujourd’hui un événement particulier qui justifiait un tel désordre ? Je demandai timidement un verre d’eau.  Il dit « d’accord d’accord ma chérie je viens tout de suite attends-moi dans la cuisine ». Je partis en courant et m’asseyais sur le carrelage froid en priant pour qu’il ne m’oublie pas. A son retour, ma mère me trouva endormie là, tremblante et brûlante de fièvre. Ce qu’elle pensait être une petite grippe devint une méchante pneumonie qui m’obligea à rester plusieurs semaines à la maison.

Je pris donc l’habitude tous les matins de m’aventurer sous un prétexte ou un autre dans le bureau de mon père. Il accepta, sans nécessité d’en parler, ma présence à ses côtés, du moment que je ne dise rien et ne tousse pas trop fort. Je le regardai s’afférer tantôt sur son cahier tantôt prenant un livre ou plusieurs, les feuilletant fébrilement à la recherche d’un mot, d’une phrase ou se laissant absorber par un chapitre, tournant les pages avec une délicatesse infinie tout en tenant sa pipe sur laquelle il tirait avec une frénésie à la hauteur de l’intensité de sa concentration. Il pouvait se lever dans un élan inattendu pour aller jeter un œil à la fenêtre, fouiller une étagère de la bibliothèque ou encore prendre la clocher sur son bureau pour appeler la bonne. De ces bonds soudain, rien ne pouvait être anticipé, ni l’instant ni le but. C’était comme un ressort qui sans raison se détendait et projetais mon père au hasard dans la pièce. Au fil de mes observations, j’appris à ne pas me trouver sur sa trajectoire. Je détalais comme une souris dès qu’il s’élançait pour éviter qu’il me heurtât. Bien involontairement certes mais toujours très douloureusement. 

Il ne disait rien. Jamais. Ou plutôt il ne me disait rien. Car il parlait beaucoup. Il chuchotait. Il murmurait comme s’il se racontait un secret que personne ne devrait répéter. Je saisissais à la volée des mots, je ne les comprenais pas. Ou ils étaient tellement insignifiants que je ne voyais pas l’intérêt de les retenir. Je ne lui posai jamais de questions ; j’étais tellement fière d’avoir pu pénétrer dans son antre, je ne voulais pas risquer d’en être exclue. Mais une exclusion était-elle possible ? Avec le recul, je ne pense pas. Cet homme ne nous a jamais parlé du fruit de ses travaux, nous les avons découverts par hasard, mes frères et moi, alors que nous étions jeunes adultes. Il cherchait le sens de l’humanité. Pourquoi, comment, quelle est notre mission d’êtres humains dans l’univers, quel sont les liens qui nous unissent, dans quel but. Je faisais partie de son exploration et ma présence avait ouvert dans son bureau un « corner laboratoire » comme nous dirions aujourd’hui. Son travail exigeait persévérance et minutie. Il cherchait par ses écrits à se confondre avec la matière de son étude pour en révéler sa mécanique intime et en anticiper les dérapages. Il avait exploré un nombre invraisemblable de types de lien, mais j’eu beau passer le reste de ma vie à fouiller ses écrits, jamais je n’ai trouvé trace d’une seule ligne sur le lien familial.

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