
Prostrée devant ma table en Formica, j’hésite. Comme tous les soirs, je suis là, assise sur la vilaine chaise de cuisine en métal, une bouteille de Bordeaux bien entamée devant moi et j’hésite. Toujours de la même façon. Ma tête lourdement déposée au creux de ma main gauche, le coude appuyé sur la matière jaune usé de la surface du meuble. Mon autre main retient mes cheveux, une mèche glisse sans relâche entre le verre de mes lunettes et ma paupière droite. J’attends le regard dans le vide. Je tente de résister à l’appel du dernier verre. Je me redresse, comme chaque fois. C’est ma façon de croire encore que je résiste. Je commence à décoller ma tête de ma main et je la relève lentement, comme pour savourer ce moment où je dis encore non. Un élan de dignité au ralenti. Je déplie mon bras gauche ; il est étendu, posé devant mon torse. Je mets mes mains de part et d’autres de mes cuisses, elles m’aideront à me relever. Je me sens pesante, d’un poids que je n’ai pas la force de soulever. Mon postérieur reste coller à la chaise, mon dos s’affale contre le dossier de la chaise raide. Ma détermination vacille. Je me redresse une nouvelle fois, ça tourne dans ma tête. A qui la faute ? Aux quelques verres déjà bus ou aux pensées contradictoires en plein combat qui envahissent mon espace cérébral ? Je n’ai pas la réponse. J’ai besoin de retrouver l’équilibre, j’ai des vertiges, mes deux bras pesamment appuyés sur la table, je vacille en serrant les dents. C’est ma façon de me concentrer. Mes deux mains enfoncées dans le Formica stabilisent ma cervelle qui tangue dans les hurlements des combattants qui l’habitent.
Je bois une gorgée. C’est fini. Mon bras s’est laissé piéger par la force de l’habitude. Il s’est dirigé vers la bouteille presque vide, ma main a saisi avec fermeté le corps de la bouteille amenant le goulot au-dessus du verre. La torsion de mon poignet a déclenché une douleur dans mon épaule rouillée. Ma main a tremblé. Elle a posé le flacon. J’ai pris une grande inspiration puis ma main a repris la bouteille et terminé son ouvrage. Mon verre est plein, la bouteille est vide et je bois la première gorgée de mon dernier verre. C’est ma main gauche qui se charge de parachever le boulot. Complices, la droite et la gauche. Est-ce la gauche la coupable de ce trop-plein de piquette, elle qui amène le verre à mes lèvres ? Est-ce la droite la traitresse, elle qui a vidé le liquide rubis dans ce verre ? Depuis combien de temps se sont-elles liguées en sœurs ennemies de mes tentatives de sevrage ? Je les observe chaque soir agir dans un ballet bien rôdé, habiles séductrices de la burette plus désirable encore que la pomme du jardin d’Eden. A moins que cela ne vienne d’ailleurs? De cette enfance où assiettes et plats ne pouvaient retourner en cuisine sans avoir été auparavant amoureusement récurés.
J’observe, étrangère à moi-même, les mouvements de mon corps sans comprendre lequel entraine le suivant dans cette dégringolade sans fin. Il me manque la clé pour résoudre le mystère de mes synapses, odieux manipulateurs de ma déliquescence.
Effondrement.
…
Réveil. Mal partout. Je suis aveugle. Non je ne suis pas aveugle. Je ne vois plus. Rien à voir. Enfin si. Installée dans un décor invisible. Un décor vide sans couleur, même pas blanc. Je flotte dans un vide, je ne suis pas aveugle, j’ai perdu le pouvoir de voir.
Réveil lugubre. Les yeux ouverts et obstrués. Je cherche où je suis. Là où j’étais quand je me suis endormie sans doute. Mes mains. Oui, mes mains vont me servir d’yeux. Je palpe devant, derrière, tout autour de mon tronc. J’étends les bras, à droite, à gauche Je n’ose pas me lever. Je ne me rappelle pas. Où étais-je avant de m’endormir ? Pas dans un canapé avachie devant un écran de télé diffusant un navet à épisodes, je n’aime pas les séries. Il fait nuit ? il fait jour ? Mes yeux sont ouverts, mes paupières coincées en haut du côté des sourcils refusant de s’incliner vers mes joues. C’est bien la preuve que je ne suis plus endormie.
Je reviens à mes mains. Une surface lisse et poisseuse devant moi. Sous moi, une chaise raide en métal, glaciale. Aucune douceur dans ce lieu. J’hésite. Etrange cette sensation de déjà vu qui m’envahit. J’hésite. Je connais ça, j’ai déjà vécu ça, mais c’était quand déjà ?
Me lever. Partir ? Fuir ? Courir ? Pour prendre de plein fouet le premier tranchant de porte placé devant mes pas ? Je ne vois toujours pas, ni où je suis, ni où je vais, encore moins qui je suis. Ça poisse, ça colle. Sous mes mains, dans mon corps, dans mon cerveau. Le regard coincé dans un plat de purée cuisiné pour 12. Que faire quand on se réveille l’œil coincé dans une assiette d’un plat de purée de collectivité ? Partir se nettoyer. Se nettoyer de quoi ? De la purée. La purée n’existe pas, la purée est là. Brouillard épais, matelas de coton, fumée étouffante, nourriture réconfortante. Purée protéiforme, purée anesthésiante. J’hésite. Me lever plutôt que me laisser mourir asphyxiée. Je fais un pas, un autre. Un troisième. La décision fait son œuvre. Aucun obstacle. Sous mes pieds j’entends grincer un parquet. Je stoppe mon avancée. J’écoute. Le silence. Le plancher s’est arrêté de couiner. Je reprends ma marche chancelante. Ni opposition ni encombrement dans ma progression. Un trait de lumière flirte avec mes pupilles. Il ferait donc jour quelque part, loin de cette table en Formica jaune délavé où je me suis écroulée. Poursuivre mon avancée, quitter les brumes de ce dernier verre, évacuer le vertige, m’éloigner de cet abime. Rejoindre le soleil.
J’ ai lu… pas de commentaires possible, trop lourd
.
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Je comprends. Mais d’un point de vue purement littéraire je prends le compliment 😀
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Bravo! Page superbement écrite. On y est ! On revit notre dernière plongée dans le plat de purée. Merci Béné
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Merci JJ. Il faut espérer qu’aucune fourchette n’aura creusé de petit volcan à escalader au centre du plat de purée 😥
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Bravo Bénédicte ! Je vous admire d’oser !
J’ai beaucoup aimé le passage sur les mains complices.
Au plaisir de vous lire à nouveau.
amitiés
Véronique
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Merci Véronique. Vous avez raison, oser n’est pas toujours évident, c’est pour m’y habituer que j’ai décidé d’ouvrir ce blog et de publier mon bac à sable ;).
Amitiés,
Bénédicte
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