Espace intérieur

Les mygales. Quand êtes-vous nées ? Je ne saurais pas le dire. Vous étiez là, tapies. Vous grossissiez lentement vous nourrissant de tout ce qui passait devant vos pattes. Vous ne bougiez pas, rien ne me permettait de soupçonner votre présence. Ma vie d’enfant joyeuse et insouciante se déroulait sans heurt. Je me révoltais parfois face à une injustice dont je pouvais être la victime, ou pas. J’observais le monde et prenais grand soin de faire le tri : je veux / je ne veux pas ça pour moi, ou plus tard, quand je serai grande, adulte, indépendante, libre de tout contrainte, de toute entrave.

Et un jour cette sensation étrange. Comme une lutte à l’intérieur. Une lutte diffuse mais incessante. Des hauts le cœur, une humeur grise, des insomnies malgré l’épuisement. C’est dans une de ces longues nuits sans sommeil que je vous ai découvertes. Vous étiez là, impossibles à recenser tant vous étiez nombreuses. Vous étiez aux aguets. Vos yeux brillants me scrutaient, huit yeux chacune. Impossible d’échapper à votre vigilance mortifère. J’étais cernée. Pire, encellulée. En panique, j’ai pris la décision de vous apprivoiser. Ou plutôt de tenter de cohabiter. J’espérais cette cohabitation pacifique. Vous vomissiez régulièrement votre trop-plein de ces vilenies qui décuplaient votre force. Le poison se répandait sournoisement. Je développais des anticorps de plus en plus puissant vous amenant inlassablement à piocher plus loin dans mes quotidiens les plus nauséabondes rognures. Mes défenses s’érigèrent tant et si bien que je construisis une véritable forteresse pour vous contenir dans un périmètre infranchissable. Je tombais parfois dans une trappe et passais quelques jours avec vous avant de trouver la porte secrète pour m’échapper de cette atmosphère irrespirable. Les pièges devinrent plus nombreux, vos fils de soie plus serrés, vos pattes et leurs crochets plus vigoureuses jusqu’à ce que je renonce à n’être autre chose que vous : ces aranéides monstrueux qui empoisonnent et finiraient par me précipiter vers la mort. C’était certain. Mais c’était sans compter sur le gardien de la forteresse. Je l’avais fait naître un jour de clairvoyance. Je lui avais demandé de se tenir vigilant, devant le pont-levis. Il devait veiller à ce que les monstres ne s’échappent pas pour aller envahir je ne savais qu’elle autre territoire. Je n’avais pas imaginé qu’ils pourraient me dévorer un jour. J’étais convaincue d’en avoir fait mes alliés. Peut-on vraiment pactiser avec des centaines de diables ? Un pourquoi pas. Mais des centaines ? Ne sont-ils pas là pour s’assurer collectivement de votre anéantissement ?

Mais le gardien veillait. L’eau qui entourait le château fort noircissait. L’odeur pestilentielle qui s’en dégageait finit par l’encourager à intervenir. Avec beaucoup de patience et de douceur, il lutta. Ses armes pacifistes désarçonnèrent les bêtes monstrueuses. En répandant la lumière dans leurs repaires obscurs, il fit couler leurs yeux. Les larmes ruisselèrent abondamment de leurs yeux terrifiants au point qu’elles moururent noyées après de longs mois de combat. Elles tentèrent d’escalader les remparts fortifiés mais retombaient lourdement s’écrasant les unes sur les autres, leur corps mous s écrasèrent, leurs viscères giclant sur les survivantes, tapissant les parois d’un liquide visqueux, éloignant chaque jour leur chance de victoire. Elles finir par crever toutes, laissant derrière elles un champ désolé à reconstruire.

De la putréfaction de leurs pattes velues enchevêtrées pêle-mêle émergea une plaine immense dont la terre grasse et riche ne demandait qu’à faire éclore tout ce que je voudrais bien y semer. Ces mygales dont j’avais eu tellement peur de me débarrasser tant elles m’accompagnaient depuis longtemps m’offraient le paradis. Je me mis à semer, semer, arroser, construire, peupler. J’étais maitresse en mon domaine. Je mis d’un côté une autoroute sur laquelle j’avançais à pleine puissance, la bordant, une forêt peuplée de milliers d’êtres charmants, là un chemin caillouteux menant à un lac de montagne paisible ignoré du monde, entouré de fiers sommets couronnés d’une neige étincelante. Qu’il était merveilleux mon monde. Indestructible. Je n’avais plus qu’à m’y promener en regardant défiler les saisons, sereine. Plénitude. Troublée parfois par le débordement d’une rivière, un éboulis de roche, un embouteillage au péage. Rien de bien grave. Aléas nécessaires pour apprécier encore davantage les lendemains paisibles. Confiance. Je relâchais ma vigilance.

Mais le monstre revint. Le lac paisible en un instant devint volcan crachant sa terre en feu. Le dragon s’était réveillé. Le gardien avait depuis longtemps disparu jugeant sa mission accomplie. Et de nouveau ce ne fut que ruine et désolation. Aurai-je la force à nouveau de reconstruire ? Peut-on imaginer que la vie revienne quand tout a brûlé ? Je n’avais pas vu venir la colère du noyau. N’était-ce pas vain et prétentieux d’imaginer trouver le sérum capable de redonner de la couleur après la dévastation ? Le lac translucide s’était métamorphosé en flaque d’acide, le champ de coquelicot en rivière de sang, le chant des oiseaux en vacarme de canons. KO. En une seconde d’inattention. Mais dans ce chaos, mon cœur battait encore.

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