Chanter

Chanter, c’est quoi ? Prendre son souffle, écouter l’air qui entre en soi. L’amplifier. Masser ses joues, faire jouer ses mâchoires, incliner sa tête à droite à gauche, en haut en bas, regarder à gauche, puis à droite. Recommencer. Détendre sa colonne vertébrale, se laisser tomber tête en bas, secouer ses bras ballants, lourds, les faire tourner dans un sens puis l’autre. Remonter doucement vertèbre après vertèbre. Recommencer deux fois. Tapoter ses jambes de haut en bas, intérieur et extérieur, même chose avec ses bras. Faire passer ses trapèzes par-dessus les épaules. Dans un grand geste du plat de la main, nettoyer chaque bras, chaque cuisse. Terminer par trois grandes respirations.

Vocalises. Sur voyelles, un grand A qui monte, monte, s’envole et vient se poser sur la cime puis a, é, i, o et ou pour goûter la résonnance. Enchainement de syllabes ma, na, ba, mi, exercice d’équilibriste entre souffle et voix. Arrivée des croches, triolets et syncopes, pour les marathoniens de la mélodie , s’entrainer à l’endurance, développer la stabilité rythmique. Vocalisez respiratoire sur le serpent qui siffle et semble ne jamais devoir s’arrêter.  Articuler, souffler et faire battre ses lèvres, elles applaudissent déjà. Tester, voix de poitrine, voix de tête, voix nasale, voix de gorge, voix de sifflet et pourquoi pas voix de fausset.

Chanter c’est engager chaque parcelle de son corps et se laisser emporter par l’émotion de la vibration. Une émotion qui prend toute la place. Pont-levis levé barrant le passage aux tracas du quotidien. Personae non gratae. La citadelle est imprenable, cathédrale inviolable.

Le piano s’élance, les voix s »lèvent. Quatre pupitres à l’unisson qui chacun à leur tour prendront leur gamme, leur rythmique. Piano, mezzo piano, fortissimo, mezzo forte, crescendo, diminuendo, sforzando ou subito piano. Morendo. C’est le final. Déjà. Sourires éclatants des choristes. Comme l’athlète heureux pleure à la fin de sa course, les chanteurs laisse couler une larme de joie. Corps et chœur palpitants.

Concert

La salle bourdonne de la foule impatiente. Même calfeutrée dans sa loge, elle l’entend. Elle ferme les yeux. Elle aime cet instant unique ou il viendra la chercher pour lui dire « c’est maintenant ».

C’est maintenant. Elle se lève, grand dame dans sa robe noire. Les lumières sont éteintes. Le public retient son souffle. Il savoure le privilège d’être là, ce soir, avec elle. Derrière le rideau, elle se dirige lentement vers le piano, s’assoit, pose ses doigts sur le clavier, caresse les touches ivoire, avale sa salive, prend une grande inspiration. Le rideau se lève dans un tonnerre d’applaudissement. Elle n’attend que quelques secondes avant de lancer ses mains. Les leurs se figent immédiatement pour ne pas perdre une note du récital.

Peut-être le dernier pour eux. Combien de temps lui reste-t ’il ?Très peu. Toute une vie à chanter un universel voyage intérieur. L’amour, la passion, l’attente, l’absence, l’espoir, la douleur, la solitude, les blessures du passé, de l’enfance, la liberté, l’exil, l’engagement, la mémoire.  Ses cheveux noirs comme la plume de l’aigle, sa longue silhouette fine come fantôme de celui qui préféra mourir au combat plutôt que de la perdre… A tous ces inconnus qui entonne avec elle « Je reçois à l’instant, ou je rentre chez moi… » elle voudrait adresser un dernier vœu. « Ouvrez vos cœurs, baissez les armes, acceptez ce que vous n’êtes pas. Chanter n’est pas un exercice technique, chanter n’est pas faire résonner un mélodie aussi pure que soit votre voix. Chanter est un combat, un combat d’amour et de liberté gagnée ».

Pendant ce concert, ce soir, elle chante comme si c’était la dernière fois. Sa vie bouillonne dans tout son corps. Chaque note rallume chaque souffrance, chaque jouissance. Son père est là devant elle, ce père impardonnable. Ces hommes qu’elle a aimé, ces trahisons qui ont suivi. Chanson après chanson, elle devient une, puis entière que jamais, tous ses fragments réunis.

Dernier accord. Elle lève ses mains. Se lève précautionneusement. Avance sur le devant de la scène. Elle tremble. Oui, ce sera son dernier concert. Sa voix lui échappe comme son souffle et sa force.

Le public attend un signe. Elle s’arrête et s’incline, à peine un mouvement de tête, la seule oscillation que lui permet ce corps dévoré par la bête immonde qui la ronge depuis tant d’années. Elle souffre. Elle est heureuse. Le public se lève sans un mot et tout doucement entonne « Un beau jour, Ou peut-être une nuit, Près d’un lac… »

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