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Si chaque matin Arantxa s’était levée tôt pour se rendre au lever du jour accueillir les pêcheurs de retour dans le port, la cale emplie des poissons en tout genre pris dans leurs filets, frétillants en tout sens à la recherche de l’eau salée bienfaisante qui les ferait revenir à la vie,

Si elle avait pris chaque jour son large panier en osier pour se rendre au port, l’avait rempli en même temps que toutes les autres jolies jeunes femmes de cette coquette petite ville de Saint-Jean-de-Luz, en choisissant avec soin le poisson frais qui sentait bon l’air du grand large, ce panier tressé finement, bien serré mais pas trop pour laisser passer les gouttelettes et l’alléger du trop-plein rejeté par les truites, les saumons, les bonites, les dorades, les crabes araignées et autres petites seiches,

Si elle avait porté sur sa tête le lourd panier tressé empli de cette pêche chaque jour miraculeuse et parcouru en couvrant allègrement les 26 kilomètres qui séparent le petit port du marché de Bayonne pour vendre ses trésors au chef Xabi du restaurant « Argia », trésors que le chef Xabi aurait accommodé au gré de son humeur d’herbes fines, de piments d’Espelette, de chorizo, arrosé de Jurançon, déglacé au lait de brebis, décoré des fleurs jaunes qui irradient au printemps de piémont pyrénéen,

Si elle s’était assise sur les quais du bord de la Nive, les jambes ballantes au-dessus de la rivière par marée descendante lorsque le cours d’eau se laisse emporter à vive allure par l’océan qui s’enfuit entrainant avec lui l’Adour, le fleuve qui reçoit les eaux descendues de la montagne par cette Nive, le chef Xabi en passant lui aurait souri et serait parti le cœur joyeux faire tinter ses casseroles en cuisine pour le plus grand plaisir des notables bayonnais venant fêter leur dernière bonne affaire, vente d’une belle pièce du peintre Bonnat, reconnaissance dans les plus hautes sphères de l’originalité inestimable de leur patrimoine folklorique,

Si le chef Xabi s’était surpassé, porté par cet élan quotidien de fraicheur, les notables auraient pris l’habitude de se donner rendez-vous régulièrement autour de ces tables nappées du traditionnel tissu rayé rouge, vert et blanc pour, gueuleton après gueuleton faire s’arrondir leur bedon. L’assurance tranquille de leur bonheur exprimé par leur bedaine généreuse aurait attiré chaque famille basquaise entre ses murs, pour au moins une fois l’an, faire honneur à la patte divine du chef Xabi.

Peut-être alors, le chef Xabi aurait fait fortune et aurait osé surmonter son immense timidité pour s’avancer un matin vers Arantxa et lui demander sa main, plongeant ses profonds yeux noirs dans ceux de la jeune femme, bredouillant quelques mots et rougissant au fil de ses paroles face au grand sourire qui aurait illuminé son visage gracieux.

Mais comme il n’en n’est pas ainsi,

Comme Arantxa est d’une santé fragile, elle n’a jamais pu être debout chaque matin pour se rendre au port de son village natal à l’heure où les embarcations lourdes du fruit du labeur nocturne des pêcheurs franchissent l’entrée du port,

Comme son panier bien petit avait été tressé spécialement pour lui permettre d’en supporter la charge, elle était moquée par les autres jeunes filles lorsqu’elle arrivait pour le remplir, les quolibets qui lui étaient adressés la faisait douter de sa place dans cette chaine de solidarité qui faisait vivre le village,

Comme sa santé fragile ne permettait pas non plus à Arantxa de suivre l’allure des luziennes pour franchir ces longs kilomètres qui la conduisaient à la ville voisine, qu’elle perdait du terrain sur le peloton rouge et blanc dans la côte raide qui passait par le petit bourg de Guéthary, qu’elle devait encore reprendre son souffle sur le plateau qui suivait Bidart et qu’elle arrivait bonne dernière au marché de Bayonne, son petit panier simplement rempli des restes piteux délaissés par ses voisines plus solides, merlus sans têtes, saumons dépourvus de nageoires, crabes amputés de leurs pinces, sèches au tentacules tranchées,

Comme le chef Xabi avait depuis longtemps regagné ses fourneaux quand elle s’asseyait sur le quai pour reprendre quelques forces et rassembler son courage pour effectuer à pas lents le chemin du retour, elle sentait derrière elle le regard moqueur et le pas lourd des notables qui, non contents de parler fort se gargarisait grassement de commentaires sur les jambes fines et musclées de ces coureuses de fond porteuses de poissons,

Comme le chef Xabi finit par se lasser, chaque matin, de ne pas trouver dans l’un de ces grands paniers tous les poissons qu’il cherchait, de devoir passer d’une femme à l’autre pour examiner chaque poisson et s’assurer de sa qualité, il perdait beaucoup de temps, temps précieux qu’il n’aurait plus pour soigner ses recettes, tester ses alliances, surveiller les cuissons. Peu à peu, la passion du chef Xabi pour les beaux poissons s’amenuisait et il ne trouvait nulle consolation dans la fréquentation des belles luziennes ni de ses obèses clients.

Comme la passion s’enfuyait, la qualité de l’assiette fini par faire défaut. Le chef Xabi avait chaque jour plus de difficultés à se rendre au marché. Il finit par s’y pointer bon dernier et souvent, plus un panier. C’est ainsi qu’un jour il croisa Arantxa arrivant essoufflée portant son piètre choix. Malgré sa honte elle lui présenta ses quelques pauvres pièces,

Comme il en est ainsi, le chef Xabi plongea ses yeux noirs profonds dans ceux d’Arantxa et lui demanda sa main, car en un regard il comprit que derrière son visage grave se cachait un sourire radieux qui illuminerait longtemps ce visage gracieux. Et ainsi, ils vivraient pour toujours heureux, tous les deux, cuisinant côte à côte dans son tout petit restaurant.

L’histoire plus officielle des « porteuses de poisson » de Saint-Jean-de-Luz

L’histoire des jeunes filles de Saint-Jean-de-Luz qui transportaient le poisson au marché de Bayonne est un témoignage poignant de la vie laborieuse au Pays basque au début du XXe siècle.

À cette époque, la pêche était une activité économique majeure pour les habitants de Saint-Jean-de-Luz. Les femmes, souvent jeunes, jouaient un rôle crucial dans la chaîne de distribution du poisson. Elles transportaient à pied des paniers de poisson frais depuis le port de Saint-Jean-de-Luz jusqu’aux marchés de Bayonne, parcourant ainsi une distance significative. Ce travail exigeait une grande endurance physique et témoignait de la contribution essentielle des femmes à l’économie locale.

Une tradition ancrée dans la culture basque

Ces porteuses de poisson étaient reconnaissables à leur tenue traditionnelle et à leur démarche déterminée. Leur activité ne se limitait pas au simple transport ; elles étaient également responsables de la vente du poisson sur les marchés, maîtrisant les techniques de conservation et de présentation des produits de la mer. Cette tradition a perduré pendant des décennies, illustrant la résilience et l’ingéniosité des femmes basques dans un contexte économique souvent difficile.

Un héritage vivant

Aujourd’hui, cette histoire est commémorée à travers des photographies anciennes et des témoignages oraux qui perpétuent la mémoire de ces femmes courageuses. Des expositions et des publications locales mettent en lumière leur contribution, rappelant l’importance de leur rôle dans le patrimoine culturel de la région.

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