
Elle s’appelle Sophie, nous chantions dans cette chorale depuis déjà au moins 5 ans quand elle a pris la direction du chœur, t’en rappelles-tu ? Ce chœur fonctionnait cahin-caha à cette époque là, celle qui nous dirigeait traversait une passe personnelle difficile et avait pris la décision de quitter la capitale pour retourner dans sa ville natale. Nous étions bien pessimistes à l’époque sur la poursuite de notre petit groupe, surtout toi. Nous avions rejoint cette formation ensemble. Nous avions eu un mal fou à la dénicher. C’était pratique, c’était en face de chez moi et à une dizaine d’enjambées de ton foyer. Tu n’avais jamais chanté mais elle avait accepté que je rejoigne le chœur, alors qu’elle refusait toutes les femmes qui s’y présentaient, parce qu’elle avait besoin de voix d’hommes et que j’avais promis que nous viendrions ensemble. Tu n’en menais pas large, tu n’avais pas la moindre idée de ton aptitude à chanter.
Et puis voilà qu’elle avait pris la décision de partir. Tu te souviens comme nous étions atterrés ? Nous n’avions aucune idée de la manière dont pouvait se recruter un chef de chœur et si nous pouvions intéresser quelqu’un. Et le hasard a bien fait les choses. Une ancienne choriste avait une jeune sœur qui faisait des études de direction d’orchestre au conservatoire et cherchait des petits boulots en lien avec la musique. Elle avait 22 ans et s’est présentée à nous. Nous étions alors une petite vingtaine dont la plupart frôlaient ou avaient très largement dépasser la cinquantaine. Qu’est-ce que ce petit bout de jeune fille à peine sortie de l’adolescence allait bien pouvoir nous apporter ? Nous étions tous dubitatifs. Ce serait sans doute mieux que rien. Mais pas beaucoup plus. Une deuxième candidate, à nos yeux bien plus légitime, était également présente le soir où nous avions organisé cette séance d’auditions. Oui, tu te souviens, c’est ainsi qu’un chœur recrute son chef. Il lui donne un chant quelques jours avant, et le candidat se met en condition du réel et dirige pendant quinze petites minutes nos voix plus ou moins justes.
Nous n’avons pas tiré au sort laquelle ferait l’essai la première, spontanément Sophie a proposé de se lancer. L’autre semblait vraiment soulagée de ne pas démarrer. Te rappelles-tu à quel point elle a eu l’air de le regretter ensuite ? Tu étais bien là ce soir-là n’est-ce pas ? Comme moi tu avais participé aux débats qui ont suivi, je ne me trompe pas ?
Donc Sophie s’est plantée devant nous, son visage poupon éclairé par un grand sourire allant d’une oreille à l’autre, son regard planté dans nos vingt paires d’yeux et elle s’est lancée. 4 voix. Elle chanta la première phrase de chaque pupitre pour nous mettre l’air en en tête. Elle aurait pu faire n’importe quoi d’autre après cela, elle était déjà engagée ! Un timbre clair, une puissance éblouissante, un ancrage la reliant à l’univers. A notre tour. Chaque pupitre a tenu la première note quelques secondes puis d’un coup d’une baguette imaginaire elle a lancé la phrase et nous a fait dérouler l’intégralité de la partition. Nous étions ébahis ! Elle a poursuivi quelques minutes, toujours sur la même tenue puis s’est effacée pour laisser la place à la deuxième candidate qui avait insisté pour être présente sur l’ensemble des deux séquences.
Que s’est-il passé dans sa tête ? ça te rappelle quelque chose ? Elle n’osait pas chanter, se plantait au piano pour nous donner la note, se levait pour rejoindre les chanteurs en prenant soin de se tenir suffisamment à distance et nous lançait d’un signe de tête, qui pour certains n’était même pas visible tant ils avaient du mal à se reconcentrer après le moment suspendu que nous venions de vivre. Cette deuxième tentative fut pire que lamentable, véritablement cacophonique.
Nos deux candidates partirent, ce fût le moment du débat. Il fallait choisir. Je n’ai toujours pas compris pourquoi celui-ci dura une bonne heure tant la réponse me paraissait évidente. Peut-être aujourd’hui saurais-tu me l’expliquer ? Avec la tempérance qui me caractérise, je me souviens avoir décrété que si ce n’était pas Sophie qui était retenue, j’arrêterais tout bonnement la chorale tant l’autre candidate m’avait donné le bourdon. De ton côté, toujours excellent médiateur, tu avais cherché à trouver les atouts et points de difficulté de chacune de nos deux prétendantes. L’une avait une maturité qui pourrait nous apporter une techniques indiscutable (mais mon dieu quel ennui), l’autre avait un enthousiasme communicatif (et surtout quelle autorité naturelle à 22 ans !)… bref, j’étais absolument incapable d’entendre les arguments en faveur de cette pauvre compétitrice sans saveur ni odeur (et heureusement !). La jeunesse était aux yeux de certains un handicap lourd, tandis que d’autres étaient tout simplement fascinés. Et Dieu merci, la jeunesse finit par l’emporter.
Et la COVID nous tomba dessus. Fin de la chorale pour toi pensais-tu, tu étais mort de trouille. Mais la jeunesse maitrisant la technologie, chaque lundi soir, nous poursuivîmes nos répétitions, toi y compris, en visio, chacun chez nous. Elle alla même jusqu’à jouer la fantaisie de nous initier à Ella Fitzgerald et son fameux Zoom, zoom, zoom. Finie la terreur du virus, le bonheur du chant nous emporta tous. Nous chantions devant notre micro (ordinateur) à pleins poumons et dès que les restrictions s’allégèrent nous nous retrouvâmes, une quinzaine d’enragés, le dimanche après-midi, chez l’un d’entre nous, toutes fenêtres ouvertes, à répéter, nos bouches et narines recouvertes du masque réglementaire. Le sourire de Sophie nous manquait mais ses yeux brûlaient toujours au-dessus de cet horrible travestissement et sa voix restait aussi limpide et envoutante qu’au premier jour. Nous étions contaminés. Quelle était belle cette contagion du bonheur de gazouiller à l’unisson.
Et un jour Sophie nous a annoncé son départ. Une proposition magnifique, chef d’orchestre, son rêve, l’obligeait à son tour à déménager. Un crève-cœur, un arrache chœur. Sidération. Nous n’étions même pas capables de pleurer. Cette fois, c’était certain, nous ne nous en relèverions pas.
Aujourd’hui, nous sommes plus de cinquante choristes et c’est toujours avec une fierté immense que toi ou moi, dans un diner en ville, lorsqu’un amateur de musique évoque son dernier concert, en Chine, en Finlande, ou ailleurs nous disons fièrement « Ah, Sophie ? Vous la connaissez ? Elle a été notre chef de chœur durant trois ans, nous avons grandi ensemble ! ».