Printemps 1971. J’ai 15 ans. J’étais trop jeune il y a 3 ans pour lancer des pavés dans la rue mais je n’ai pas raté une seule des longues soirées de débat avec les amis de mes parents. Fumasse dans ma chambre, j’attendais leur retour des manifs ; je leur posais tellement de questions qu’ils en avaient le tournis. C’est de ces folles semaines que m’est venue ma vocation : je veux être grand reporter, je veux filmer le combat des hommes pour la liberté et la justice.
Il y a quelques semaines mon oncle m’a proposé de l’accompagner sur le tournage d’un documentaire en Afrique du Sud. Il ne m’a rien dit sur son sujet, prétendant vouloir me garder vierge de tout a priori. Le programme est simple : chaque jour nous tournons des scènes de vie, sans lien apparent entre elles. Posté derrière lui, il attend de moi que je laisse aller mes émotions et pointe, au fil de l’eau, l’instant remarquable.
Aujourd’hui, nous sommes dans un campement luxueux, au cœur de la savane, à l’Est de Pretoria. A une dizaine de mètres de nous, un salon en plein air. Nous observons les allées et venues d’une dizaine de hauts fonctionnaires.
« Regarde Tonton, le vieux dans son grand fauteuil en osier. C’est lui qui est important. Il crache sa fumée de cigarette comme s’il mettait le feu à la jungle, comme s’il détenait le droit de vie et de mort sur l’Afrique entière. Il rigole, il est élégant. Il se sent beau et puissant. Il sait qu’il est intelligent. Il sait qu’en quelques phrases il balaiera toutes les objections de ses opposants.
Je le hais, Tonton, tu sais, celui-là. Je voudrais que tu filmes la décadence de son âme. Peux-tu montrer ses rides autour de sa bouche ? Peux-tu révéler le dégoût s’échappant de son souffle ? Sa gorge offerte appelle les crocs du lion qui pourrait surgir dans le campement, derrière son dos. Je voudrais voir ses bras se déployer dans la posture du crucifié et la lance s’enfoncer dans son côté. Ses petites lunettes rondes cerclées de fer sont comme deux orifices de revolver. Je me demande combien de dizaines de fonctionnaires ont blêmi et tremblé, foudroyés par ses yeux assassins. Il jouit cette homme-là, il jouit de la terreur qu’il inspire. Il s’en délecte ; il aspire tout ce qu’il touche, le brûle et le recrache en fumée.
Tonton, ne te laisse pas faire. Ne succombe pas au chant des sirènes. Pas de flatterie. Il est laid. Il pue le monde qui doit crever. Il doit mourir cet homme du passé honteux. Regarde le pli entre ses yeux. Rien ne lui convient jamais. Il a gravé lui-même la marque indélébile de la colère. Quel enfer cet homme, jamais l’amour ni la tendresse ne l’ont approché. Il va mourir bientôt, tout sec.
Tonton, peux-tu tourner un gros plan de son oreille sourde aux cris de douleur des hommes africains ? Le vent de la savane a asséché son cœur, son corps, sa vie. Il sera mort demain. Calciné par sa propre sécheresse brûlante. »
Et la consigne était : Choisir un des personnages de la photo du tournage. Lui faire raconter la deuxième personne en utilisant le « Je » et le présent.
Atelier d’écriture du samedi matin : Au fil des mots et des couleurs